A l’occasion de la sortie de l’étude "Accelerating fleet electrification in Europe: when does reinventing the wheel make perfect sense ?", Jean-François Belorgey, associé responsable du secteur de la mobilité pour EY en France, Jérémie Haddad, associé responsable du secteur Energie pour l’Europe de l’Ouest et l’Afrique francophone et Alexis Gazzo, associé en charge de la transition énergétique et climatique pour EY en France partagent leurs points de vue sur les évolutions à attendre dans un moment décisif pour les transports : le passage des énergies fossiles à l’électrique.
Pour atteindre la neutralité carbone d’ici 2050, l’Union européenne a durci les normes d’émission pour les voitures, camionnettes et les poids lourds et se prépare à renforcer la norme anti-pollution (Euro 7). A quelle évolution s’attendre dans le secteur automobile ?
Jean-François Belorgey : Le secteur automobile s’inscrit dans une logique de transition écologique au long cours, mais à plus brève échéance, ses orientations technologiques sont fortement influencées par les directives adoptées par les réglementations française et européenne. Par le biais du renforcement des mesures anti-pollution (essentiellement les fortes amendes prévues en cas de non-atteinte de la cible de 95 g de CO2, mais également les contrôles renforcés des taux d’ammoniac, de particules fines, etc.), les constructeurs sont fortement incités à se tourner vers l’électrique.
D’ici 2035, l’Union européenne envisage même d’interdire la vente de véhicules neufs utilisant l’essence ou le diesel. Certains pays parmi lesquels la France et le Royaume-Uni ont déjà sauté le pas en inscrivant cette orientation dans les textes de loi. L’interdiction entrera ainsi en application dès 2030 outre-manche, et en 2040 dans l’Hexagone.
C’est un virage net qui prend la mesure de l’urgence climatique, mais qui, en imposant de facto une solution, l’électrique, ne va pas sans poser question. Notamment si l’on tient compte du coût carbone global de la production, du transport et du recyclage des batteries, mais aussi du développement encore insuffisant des bornes de recharge.
La neutralité carbone est en effet un sujet plus large que les seules émissions de CO2 pendant le roulage d’un véhicule. Les externalités générées par les véhicules électriques devraient aussi y être intégrées, notamment parce que les batteries sont actuellement fabriquées quasi-exclusivement en Asie (des projets d’usines sont toutefois en développement en Europe), que leurs composants incluent des polluants potentiels au moment du recyclage et qu’en faisant fortement appel aux terres rares, elles posent des questions environnementales, mais aussi sociales, en termes de conditions de travail.
Se pose également la question de l’origine de l’électricité (décarbonée ou non) et enfin de la pertinence des technologies électriques prises en compte dans les calculs de la Commission européenne, notamment les véhicules hybrides rechargeables.
Les constructeurs voient donc parfois avec inquiétude se resserrer l’éventail de leurs options de transition, notamment vis-à-vis des efforts qu’ils avaient réalisés pour réduire la consommation de carburant (des possibilités d’arriver à des consommations très faibles, de l’ordre d’un à deux litres aux cent kilomètres ont été évoquées) ou encore de l’opportunité de développer l’hydrogène.
Ceci dit, tout en posant de nombreuses questions, l’électrique est sans doute à court terme la seule solution pour réduire rapidement les émissions produites sur le sol européen par les véhicules.
Alexis Gazzo : Cette transition vers l’électrique va transformer en profondeur le marché automobile. Avec 1,3 million de voitures vendues en 2020 (soit une voiture vendue sur 8), les véhicules électriques représentent déjà 12,5 %[1] du marché en Europe, contre seulement 3 % l’année précédente. Pour mieux se rendre compte du phénomène, il s’agit d’une voiture neuve achetée sur 8. L’Union européenne a fixé un objectif de 35-40 % en 2030 et prévoit que 30 millions de voitures électriques circuleront en Europe en 2030. Cette extension du parc électrique nécessitera non seulement un investissement massif dans la technologie électrique, mais aussi l’installation d’un vaste réseau de stations de recharge. Selon l’Union européenne, 3 millions d’entre elles seront nécessaires pour assurer un maillage suffisant du territoire européen et 20 milliards d’euros d’investissement, pour les faire sortir de terre.
Jérémie Haddad : Dans cette course à l’électrique, tous les segments du marché ne se comporteront pas de la même façon. Les principaux obstacles à l’achat de véhicules pour les particuliers (prix, installation d’une prise à domicile, etc.) ne seront pas les mêmes pour les professionnels. Pressés par la société civile qui souhaite les voir contribuer positivement à la transition énergétique, ils devraient en effet renouveler plus rapidement leur flotte de véhicules que les particuliers. Le mouvement a déjà commencé en France avec Uber par exemple, qui a annoncé un plan très ambitieux d’électrification de sa flotte de VTC : 50 % de ses chauffeurs devront rouler dans des véhicules « zéro émission » en 2025 et 100 % en 2030. Cela s’accompagne d’investissements et de partenariats significatifs pour y arriver : les chauffeurs recevront des aides pour financer leur véhicule électrique et pourront accéder à des tarifs préférentiels chez certains constructeurs en plus d’accéder aux bornes de recharge exploitées par les énergéticiens. Ce mouvement est aussi à l’œuvre dans les administrations publiques. L’UGAP avait lancé un appel d’offres sur le sujet il y a plusieurs années : les flottes de bus de ville sont en cours d’électrification rapide depuis au moins deux ans, et pas seulement à Paris.
La production d’énergie pourra-t-elle suivre si le parc de voitures électriques atteint 15 millions de véhicules en France en 2040, comme les prévisions l’anticipent ?
Jérémie Haddad : Des estimations ont été menées sur le sujet par les gestionnaires du réseau et les résultats présentés sont rassurants. Selon eux, la consommation d’énergie liée au développement du véhicule électrique ne devrait pas dépasser 48 TWh, soit 10 % de la consommation française[2] par an (ou l’équivalent de la consommation actuelle des régions PACA ou Normandie).
En théorie, la France produit donc déjà suffisamment d’électricité pour alimenter 15 millions de véhicules électriques, d’autant que par ailleurs, cette consommation devrait diminuer du fait des efforts de maîtrise de la consommation d’énergie entrepris tant par les entreprises que par les particuliers (rénovation des passoires thermiques, installation de LED, etc.)
En revanche, la puissance appelée, soit la quantité d’énergie que le réseau est capable de fournir à un moment précis est un sujet de préoccupation différent : que se passera-t-il si tous les véhicules électriques se trouvaient branchés en même temps, par exemple à la fin de la journée ? Est-ce que le réseau électrique sera capable de l’absorber ? Là encore, les évaluations sont rassurantes, même en hiver où la puissance appelée est intensifiée par le recours aux chauffages électriques. Mais les gestionnaires de réseau comptent aussi sur des innovations technologiques pour transformer cette contrainte en opportunité. En effet, qu’est-ce qu’un véhicule électrique sinon un moyen de stockage d’électricité mobile ? De ce concept sont nées plusieurs idées visionnaires, comme celle de lisser automatiquement le chargement des véhicules électriques ou celle de réinjecter l’électricité des batteries de voitures électriques dans le réseau afin d’optimiser sa gestion, ou encore, de fournir un complément de revenu aux possesseurs de véhicules électriques. Les modèles économiques restent à affiner, mais le V2G (Vehicle to Grid) est probablement promis à un bel avenir.
Il faut aussi rappeler que l’intérêt de la voiture électrique est d’autant plus grand en France que l’électricité française est largement décarbonée grâce à la part du nucléaire et de l’hydroélectricité dans le mix énergétique global.
Alexis Gazzo : Le sujet est bien celui de la gestion de la flexibilité du système électrique à terme plutôt que celui de la quantité d’énergie, en particulier dans un contexte où plusieurs pays font le choix de surcapacités assumées grâce à des technologies dont le coût de production est de plus en plus faible (ce coût a diminué en 10 ans de près de 90 % ans pour le solaire et de près de 70 % pour l’éolien). C’est pour cela que le V2G, actuellement en phase de test dans différents territoires en France, pourra jouer un rôle si important. Une analyse EY a montré qu’à l’horizon 2030, si 30 % de la capacité de stockage des véhicules électriques en circulation est utilisée pour des services réseaux, cela correspondra à une capacité de 65 GW disponible pendant 4 heures, ce qui est considérable. Cet enjeu de flexibilité aura d’autant plus de sens au niveau local, où pourra être assuré un meilleur équilibre offre/demande grâce au pilotage des phases de recharge. Combiné avec des énergies renouvelables décentralisées, c’est aussi une véritable opportunité pour renforcer la sécurité énergétique des territoires. L’hydrogène pourra également participer de cette flexibilité, y compris grâce à du stockage sur de longues périodes et des transferts en utilisant partiellement des réseaux existants ou à construire (comme c’est l’ambition du projet de dorsale européenne de l’hydrogène).