Cette hétérogénéité se retrouve également à l’échelle individuelle : selon l’enquête Eurobaromètre 2024 (basée sur des données de juillet 2023), seuls 19 % des Européens disposent d’une assurance contre les dégâts matériels provoqués par les catastrophes naturelles, avec une couverture variant de 8 % en Espagne à 59 % au Luxembourg.6
L’intensification des catastrophes naturelles s’accompagne aussi d’une hausse marquée des coûts de couverture : les taux de réassurance pour les risques immobiliers liés aux NatCat ont ainsi augmenté de 65 % depuis 20177. Cette inflation des coûts de réassurance s'explique par plusieurs facteurs : d’une part, la nécessité pour les assureurs de constituer des réserves plus robustes pour faire face à des sinistres d’ampleur croissante ; d’autre part, les limites actuelles de la modélisation des événements extrêmes, qui complexifient la tarification du risque. À cela s’ajoutent les futures exigences réglementaires liées à la révision de la directive Solvabilité II, attendue pour 2026. Cette réforme prévoit notamment une révision des facteurs de risque associés aux catastrophes naturelles dans le calcul du capital réglementaire. Certains pays, comme le Luxembourg, qui n'étaient précédemment pas inclus dans le calcul du risque d'inondation, verront désormais ce péril intégré dans la formule standard, reflétant une reconnaissance accrue de leur exposition réelle à ce risque.8
Résultat : l’assurance NatCat devient progressivement inabordable pour les ménages modestes, dont le taux de couverture est passé de 14 % à 8 % en trois ans. 5 Si aucune mesure préventive n’est mise en place, l’écart de protection ne pourra que se creuser, avec des répercussions systémiques : ralentissement des reprises économiques post-sinistres, exposition accrue des banques au risque de crédit, et pression croissante sur les finances publiques pour compenser les pertes non assurées.
L’assurance, levier de prévention face aux catastrophes naturelles
En l’absence de couverture assurantielle, les ménages et entreprises touchés par des catastrophes naturelles dépendent principalement de l’aide publique, souvent complétée par des subventions européennes. Cette dépendance exerce une pression croissante sur les finances publiques et peut décourager la mise en œuvre de mesures préventives, tant au niveau individuel qu’institutionnel.
La BCE et l’EIOPA mettent en garde contre ce phénomène de « moral hazard », où l’anticipation d’un soutien étatique post-catastrophe réduit l’incitation à adopter des stratégies de réduction des risques. Pour y remédier, elles préconisent l’intégration de mécanismes incitatifs dans les contrats d’assurance, tels que des primes modulées en fonction des mesures de prévention mises en place par les assurés. Cette approche, connue sous le nom « impact underwriting », vise à encourager les comportements proactifs en matière de gestion des risques.
Protections publiques pour compléter l'assurance privée
Face à des événements climatiques de plus en plus extrêmes, la BCE et l’EIOPA soulignent que la couverture intégrale des risques naturels dépasse les capacités du seul secteur privé. Elles plaident pour une approche à plusieurs niveaux : l’assurance privée constituerait la première ligne de défense, renforcée par des partenariats public-privé et des dispositifs publics à l’échelle nationale et européenne.
Cette vision est partagée par Insurance Europe, qui appelle les pouvoirs publics à assumer un rôle moteur dans la réduction du risque. Cela inclut l’instauration de normes de construction plus résilientes, ainsi que des ajustements réglementaires permettant aux assureurs de proposer des primes abordables malgré la hausse des coûts liés aux sinistres.9
L’expérience montre que les pays de l’Espace économique européen (EEE) disposant d’un régime national d’assurance contre les catastrophes naturelles présentent une part de pertes assurées plus élevée (environ 47 %, contre moins de 18 % dans les pays sans tel dispositif). Huit États en sont dotés à ce jour, et l’Italie rejoindra cette liste en 2024, à la suite des inondations en Émilie-Romagne. Le Luxembourg constitue une exception notable : il affiche une couverture relativement élevée malgré l’absence de régime national spécifique.10
La majorité de ces dispositifs prennent la forme de régimes publics de (ré)assurance, souvent obligatoires, combinant soutien étatique et recours à la réassurance privée. Cette structure permet de mutualiser les risques à grande échelle et d’assurer une couverture même dans les zones fortement exposées. Toutefois, la hausse soutenue des primes sur les marchés de la réassurance — portée par l’augmentation de la fréquence et de la gravité des sinistres — met ces mécanismes sous tension. Le financement public requis devient de plus en plus lourd, soulevant des interrogations croissantes sur leur viabilité financière et leur résilience à long terme.
Un cadre européen renforcé : partenariats public-privé et mutualisation du risque
Pour faire face à l’augmentation des risques liés aux catastrophes naturelles, la BCE et l’EIOPA appellent à élargir le rôle des partenariats public-privé à l’échelle de l’Union. Cette approche vise à combiner l’expertise technique des assureurs — notamment en modélisation des risques — avec des politiques publiques plus ambitieuses, comme des normes de construction adaptées aux nouveaux aléas climatiques. D’autres leviers, tels que l’émission d’obligations catastrophes, sont également envisagés pour diversifier les sources de financement et mieux transférer le risque aux marchés de capitaux.
Au-delà des dispositifs nationaux, le rapport propose un cadre structuré à l’échelle européenne reposant sur deux piliers. Le premier serait un régime de réassurance public-privé européen, inspiré des modèles nationaux existants, visant à rendre l’assurance NatCat plus accessible et plus abordable pour les ménages et entreprises. En mutualisant les risques à l’échelle de l’UE, ce système permettrait de réduire les coûts d’information, de capital et d’exploitation. Selon l’EIOPA, ce regroupement pourrait faire baisser les primes de 26 % en moyenne, avec un impact particulièrement positif pour les petits États membres.
Le schéma public-privé de l'UE serait également soutenu par un deuxième pilier, qui prendrait la forme d'un fonds public de catastrophe de l'UE. Ce fonds fournirait une aide financière rapide en cas de dommages à des biens pour lesquels une assurance privée serait trop coûteuse, comme les infrastructures publiques. Certaines structures sont déjà en place, comme le Fonds de solidarité de l'UE, qui a prouvé son utilité, bien que de plus en plus insuffisante, en fournissant des paiements aux gouvernements des États membres après des événements catastrophiques.
Depuis sa création en 2002, le Fonds de solidarité de l’UE a versé environ 8,6 milliards d’euros pour répondre à plus de 130 catastrophes majeures dans l’Union. Rien qu’en 2023 et 2024, plus de 10 % de ce montant ont été alloués à cinq États membres particulièrement touchés par des inondations — notamment la Grèce, la France, l’Italie, l’Autriche et la Slovénie11. Toutefois, ces aides ne représentent qu’une part marginale des coûts réels de reconstruction, estimés à 23 milliards d’euros pour ces seuls événements, illustrant les limites de la réponse actuelle face à l’ampleur croissante des dommages climatiques.
Vers un nouveau pacte européen du risque?
Les propositions conjointes de la BCE et de l’EIOPA marquent un tournant dans la façon dont l’Union européenne envisage la gestion du risque climatique : ni délégation complète au marché, ni protection universelle inconditionnelle, mais un équilibre à construire entre mutualisation, incitation et solidarité. En s’appuyant sur les forces du secteur privé tout en structurant l’intervention publique, l’Europe pourrait enfin commencer à combler son déficit assurantiel.
Mais ce chantier pose aussi des questions stratégiques majeures : jusqu’où les assureurs doivent-ils aller pour continuer à couvrir l’incertain ? Quel rôle l’UE est-elle prête à assumer dans la protection financière de ses citoyens face aux chocs climatiques ? Et, plus largement, sommes-nous prêts à redéfinir collectivement ce que signifie « un risque assurable » à l’ère du dérèglement climatique ?