Une femme face à un paysage

Comment l’évolution de la place du travail bouscule les pratiques RH d’aujourd’hui ?


La décennie 2020, marquée par la pandémie de Covid, a amorcé une évolution dans la conception du travail, l’organisation des entreprises et les styles d’emploi.


Au sommaire :

  • Le travail et l’Homme : une relation complexe à travers l’histoire
  • Des nouvelles aspirations des salariés dans le monde du travail
  • Des DRH qui tentent d’innover pour s’adapter
  • Conclusion

La décennie 2020, marquée par la pandémie de Covid, a amorcé une évolution dans la conception du travail, l’organisation des entreprises et les styles d’emploi.

Confinées, les personnes ont pris conscience de l’importance mais aussi de l’emprise du travail sur leur vie, et ont pu, pendant cette période, prendre de la distance par rapport à leur travail, se demander si celui-ci était utile, constater l’injustice d’un système de rémunération fondé sur le diplôme plus que l’utilité sociale et travailler de manière différente avec la diffusion du télétravail.

Aussi, si dans les années 1990, la place du travail était jugée « très importante » dans la vie des Français, celle-ci n’est vraie que pour 21 % d’entre eux en 2023 selon une étude de la Fondation Jean Jaurès.

Outre cette distanciation croissante des liens avec le travail, d’autres phénomènes sont observés tels que les « démissions silencieuses » ou une grande fatigue exprimée par de nombreux Français.

Ainsi, dans un contexte difficile marqué par la guerre en Ukraine, la crise énergétique qui en résulte, l’inflation, etc., à un moment où les entreprises sont plus attendues que jamais sur la raison d’être de leurs activités au regard de défis sociétaux et environnementaux grandissants, la question d’un nouvel « accord », débordant très largement du contrat de travail, entre les entreprises et les salariés semble s’imposer.

I. Le travail et l’Homme : une relation complexe à travers l’histoire

Les rapports entre l’Homme et le travail ont toujours été complexes.

 

Dans la Bible (plus précisément la Genèse), le travail est imposé à l’Homme par Dieu comme une sanction à sa désobéissance : « C’est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie ».

 

Au 19ème siècle, le travail est entendu, selon Adam Smith, comme une activité de l’Homme appliquée à la production, à la création et à l’entretien de quelque chose. Cette vision a donc, aujourd’hui, le plus souvent une perception purement utilitariste voire négative en Occident.

 

La conception du travail a évolué dans un sens de progrès continuel des sciences, de la technique et surtout à l’élévation constante culturelle et morale de la société dans laquelle vit l’Homme en communauté.

 

Avec Hegel, cette notion est aussi devenue synonyme de liberté, permis notamment par le choix de celui-ci et la réalisation d’accomplissement.

 

Au 20ème siècle, l’évolution de la relation des Hommes au travail se poursuit. D’un espace d’accomplissement à la Mad Men et d’un monde façonné par celui-ci, il a fallu apprendre à gérer son absence avec les hausses du taux de chômage dans les années 70-80 puis le réduire (loi sur les 35 heures / semaine en 1997).

 

Alors que l’absence d’emploi entraîne, le plus souvent, un sentiment de déclassement social et une perte de sens pour l’individu, la position du travail est perçue comme moins centrale dans nos sociétés. 

 

L'importance attribuée au travail s’est réduite sans changements politiques ou économiques majeurs mais plutôt sous l’influence de divers évènements tels que l’essor du numérique, la réduction légale de la durée hebdomadaire du travail, la tertiarisation croissante de notre économie et son pendant, la désindustrialisation.

 

A l’heure de la fin du chômage de masse, le rapport à l’emploi devient peu à peu le rapport au travail, et cela change tout.

 

Le rapport au temps de travail, à l’espace de travail et à la culture managériale est ainsi aujourd’hui fortement challengé.

II. De nouvelles aspirations des salariés dans le monde du travail 

Si certains pensent que les salariés manquent d’engagement dans leur travail, les études actuelles montrent au contraire que la place moins centrale dévolue au travail n‘entraîne pas en contrepartie moins d’implication de la part des salariés.

 

Certes, la présence du travail dans l’existence n’est plus aussi importante qu’auparavant. Elle s’explique en partie par le recul de la crainte de perdre son emploi en raison de la démographie et selon les métiers et les spécialités.

 

Mais ce nouvel état d’esprit a davantage pour conséquence de faire reculer le travail dans la hiérarchie des priorités par rapport à d’autres domaines (la famille, les loisirs, …) qu’à changer intrinsèquement la façon de travailler.

 

Cette évolution des mentalités se traduit principalement par une revendication d’autonomie dans l’organisation de son activité professionnelle, afin d’atteindre l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle que chacun s’est fixé. Elle a également pour corollaire une aspiration au bien-être dans son quotidien professionnel.

 

L’ambition réside moins dans l’idée de « se réaliser » par le travail que, plus modestement, dans le fait de s’y sentir bien, d’avoir le sentiment de faire un travail utile et porteur de sens.

 

Ces nouvelles attentes se traduisent aujourd’hui par l'émergence croissante des slasheurs, ces individus qui exercent plusieurs activités simultanément et manifestent un intérêt pour divers domaines, et des freelances dans la sphère professionnelle. En France, ils seraient entre 3 et 5 millions. De plus en plus de personnes cumulent deux ou trois emplois dans des domaines distincts.

 

Les entreprises prennent progressivement conscience de l'écart entre un monde du travail qui favorise l'hyperspécialisation et les aspirations personnelles des salariés désireux de s'ouvrir au monde et de développer leur plein potentiel.

 

Les entreprises constatent ainsi qu'il devient d’autant plus difficile de recruter et de fidéliser leurs employés, en particulier les plus jeunes pour qui une "carrière" ne signifie pas nécessairement un "employeur unique".

 

Cette nouvelle génération bouscule les codes du travail. En effet, la quête de sens dans le travail est une caractéristique primaire pour cette génération du numérique. Les entreprises ayant un impact positif sur la société sont plus attractives. L’impact environnemental arrivant en première place, d’après la dernière étude d’avril 2023 sur le rapport au travail des diplômés des grandes écoles, conduite par le NewGen Talent Centre, le centre d’expertise de l’Edhec Business School. La valeur du plaisir occupe une place centrale dans la vision du travail.

 

Ce n’est plus vivre pour travailler, mais travailler pour vivre, incarné par une nouvelle génération qui a connu des crises à répétition et le chômage de masse. Ainsi Julia de Funès souligne que « les jeunes générations ont désacralisé le rapport au travail, qui est vu comme un moyen et non plus comme une fin en soi ».

 

Les entreprises qui réussissent sont celles qui accompagnent l'évolution de leurs collaborateurs et répondent à leurs attentes tant sur le plan professionnel que personnel.

III. Des DRH qui tentent d’innover pour s’adapter

Avec une recrudescente du nombre de salariés en arrêt maladie fin 2022 (47% de salariés absents en 2022 et un taux d’absentéisme qui a augmenté de 21% entre 2019 et 2022¹), des difficultés à recruter et à fidéliser (hausse de 24 % des démissions au premier trimestre 2023 par rapport à 2019²), les DRH recherchent de plus en plus de dispositifs innovants et attractifs pour les collaborateurs.

 

L’une des priorités des RH ces 3 dernières années fut le retour des salariés au bureau.

 

Ainsi, nous avons vu émerger le « smart working » afin de faciliter le travail hybride. Néanmoins, cette stratégie présente encore des limites. Les entreprises peinent toujours à faire revenir leurs salariés, faute d’avoir su réinventer la fonction même du bureau d’entreprise et instauré un management adapté.

 

En effet, si certains salariés ont souffert du télétravail pendant la pandémie du Covid 19 par manque de contact humain, ils souffrent tout autant de revenir dans des « flexoffice » où ils tentent, tant bien que mal, de retrouver un semblant d’interaction sociale. Les RH doivent redoubler d’effort pour regagner le cœur de leurs salariés en réinventant la vie de bureaux, favorisant les interactions et les moments d’intelligence partagée.

 

Par ailleurs, que les employeurs soient philosophiquement pour ou contre, la donne a clairement changé et tous doivent considérer le télétravail, en ces temps de pénurie de talents et alors que le rapport de forces s’est inversé en faveur des salariés, comme un facteur d’attractivité et de compétitivité, un peu comme les 35h l’ont été au début des années 2000. Le télétravail est devenu une partie de la marque employeur des entreprises, notamment vis-à-vis d’une jeunesse en quête d’autonomie.

 

Cette immixtion du télétravail dans le quotidien des salariés oblige donc les entreprises à repenser les différents temps de vie et à poser un regard inédit sur l’équilibre vie professionnelle - vie personnelle.

 

Reste que le développement du télétravail, anarchique au printemps 2020 mais négocié depuis, engendre une nette dichotomie entre TPE et grands groupes, mais aussi entre cols blancs et cols bleus. Des inégalités qu’il convient, quand c’est possible, de compenser pour tous ceux qui ne peuvent pas en bénéficier. D’où les réflexions plus ou moins structurées autour du développement de cursus d’e-formations pour des ouvriers en travail posté, d’organisation différenciée du travail (à l’image de la semaine de 4 jours), de temps redonné (à travers les congés respiration), …

 

Certaines entreprises comme Paypal ou Morning ont ainsi commencé à offrir un moment de pause à leur salariés, dénommé aussi « congé respiration » ou « sabbatical », pour leur permettre de se ressourcer, de mener un projet personnel ou de réfléchir à leur avenir.

 

D’autres ont proposé la semaine de 4 jours telles que Welcome to the Jungle ou Elmy mais aussi des TPE telle que PIMPANT ou des milieux plus conservateurs tels que les études notariales. Ces aménagements de temps de travail ont pris de l’ampleur début 2023 avec la crise du carburant, permettant de fidéliser les collaborateurs tout en limitant les déplacements de ces derniers, au bénéfice de l’empreinte carbone des individus sur l’environnement.

 

Au-delà de ces initiatives lancées par les DRH pour développer leur marque employeur et faire évoluer leur organisation du travail, l’environnement professionnel actuel nécessite que les responsables soient plus authentiques, empathiques et adaptatifs, Ces trois impératifs représentent une nouvelle demande de leadership, plus « humain ».

 

Même si les DRH tentent d’accompagner les responsables pour devenir plus « humain », les approches habituelles des RH n’abordent que très peu les obstacles qui freinent les responsables ; c’est-à-dire leurs propres émotions telles que le doute, la peur, les incertitudes.

 

Les entreprises qui ont réussi ce tour de force ont, pour certaines, adopté le leadership inversé. Théorisé par Robert K. Greenleaf dans les années 1970, le leadership inversé a des racines ancrées dans les mouvements de démocratie et d’autonomie au sein des organisations. Celui-ci déplace le pouvoir des sommets hiérarchiques vers la base de l’organigramme. Il offre aux employés la possibilité d’occuper temporairement des postes de leadership, de participer à la prise de décision et de contribuer de manière significative à la direction de l’entreprise. Il favorise non seulement la créativité et l’autonomie, mais il nourrit aussi le développement des compétences et l’épanouissement professionnel. Dans un contexte de changement perpétuel, cette nouvelle forme d’organisation est également une première réponse à la réduction des résistances aux changements.

 

Les DRH ont su également développer de nouvelles avancées en matière sociale, tout particulièrement dans le domaine de la santé, avec, par exemple, le congé menstruel ou encore en mettant en place des dispositifs d’accompagnement en cas de perte ou interruption de grossesse.

 

Ainsi, on pourra noter que le 1 octobre 2023 entre en vigueur le nouvel accord sur la parentalité signé par Safran avec les quatre organisations syndicales (CFE-CGC, CFDT, CGT, FO). Dans les principales avancées à retenir dans cet accord il y a entre autres un effort d’aménagement du temps de travail en amont et en aval de la naissance. Mais aussi une indemnisation à 100 % du salaire pendant des congés parentalité, c'est-à-dire de maternité, de paternité, d'adoption et d'accueil d'enfant. Safran a également souhaité mieux accompagner les parcours PMA et les interruptions spontanées de grossesse pour les deux parents. Concrètement, chaque parent engagé dans un parcours PMA aura le droit à des congés supplémentaires pour être présents aux sept examens obligatoires ainsi qu'aux actes médicaux spécifiques à cette procédure. Enfin, autre avancée notoire concernant les fausses couches entre la 14e et 22e semaines d'aménorrhée, les mères comme les pères auront le droit à une semaine de congé.

 

Tous ces exemples permettent de mettre en lumière l’inventivité dont peuvent faire preuve les RH en matière d’organisation du travail et d’octroi de congés. Mais cette liste est loin d’être exhaustive et peut être enrichie de nombreuses autres initiatives. La flexibilité offerte par le droit du travail dans la négociation collective permet aux partenaires sociaux de créer un régime d’organisation du travail totalement adapté à la réalité des besoins de l’entreprise et aux souhaits des collaborateurs.

IV. Conclusion

Nous l’aurons compris, le travail occupe une place moins centrale dans la vie des Français. Si la crise du Covid a joué un rôle d’accélérateur, des facteurs profonds sont également à rechercher dans la durée.

Pour autant, le rapport au travail des Français en 2023 est contradictoire. Démotivation d’une part croissante des salariés mais pourtant implication soutenue selon les dires de ces mêmes salariés.

La mobilité interne constitue alors une piste à approfondir car elle offre la possibilité de continuer à se projeter dans l’entreprise sans avoir forcément à prendre le risque de démissionner pour obtenir des évolutions professionnelles. Néanmoins, cette piste requiert une évolution des mentalités quant à la formation des salariés puisqu’elle suppose de considérer que deux personnes exerçant la même fonction n’ont pas forcément les mêmes attentes et donc une individualisation RH poussée.

Bien que la formation interne puisse alors être un levier puissant de rétention des talents et de renforcement de leur engagement, elle peut, pourtant, ne pas être suffisante.

En effet, les individus sont davantage engagés dans leur travail que dans l’entreprise dans laquelle ils l’exercent. Leur motivation est dans leur travail plus que dans le lieu de son exécution et si leur employeur ne peut leur créer les conditions souhaitées, les perspectives professionnelles espérées et la reconnaissance estimée, ils changeront d’employeur sans changer de métier.

Aussi, si la fonction RH veut influer en profondeur sur ce rapport au travail, elle devra changer le travail en conformité avec ce qu’attendent les salariés : du sens, de la qualité, du respect professionnel, la possibilité de développer leurs compétences et de se sentir utile et légitime.


Ce qu'il faut retenir

Dans un contexte difficile marqué par la guerre en Ukraine, la crise énergétique qui en résulte, l’inflation, etc., à un moment où les entreprises sont plus attendues que jamais sur la raison d’être de leurs activités au regard de défis sociétaux et environnementaux grandissants, la question d’un nouvel « accord », débordant très largement du contrat de travail, entre les entreprises et les salariés semble s’imposer.


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