L’irruption du conflit ukrainien et les difficultés d’exécution de leurs engagements commerciaux que peuvent rencontrer les entreprises mettent en lumière les lacunes éventuelles des mécanismes légaux et contractuels existant. Mais la nouvelle donne géopolitique et économique ne conduit pas pour l’instant les Etats à suspendre leurs projets en matière fiscale : tandis que les travaux continuent à l’OCDE sur le projet d’imposition minimale des entreprises multinationales et que la directive européenne correspondante n’attend plus que la levée du veto polonais, la Commission européenne a présenté une nouvelle proposition de directive qui pourrait conduire à réintroduire un rabot sur les charges financières déductibles.
Proposition de directive pour une déduction notionnelle sur capitaux propres et un rabot sur les charges financières
Une proposition de directive européenne, publiée début mai, envisage, d’une part, de permettre la déduction fiscale d’un intérêt notionnel en cas d’augmentation des capitaux propres, et, d’autre part, d’introduire une nouvelle limitation de la déduction des charges financières sous la forme d’un rabot.
La variation positive des capitaux propres nets au titre d’un exercice permettrait ainsi, sous certaines limites et conditions, de déduire du résultat fiscal pendant dix exercices un montant égal à cette variation multipliée par le taux d’intérêt sans risque sur 10 ans pour la devise concernée augmenté d’une prime de risque de 1 % (1,5 % lorsque l’entreprise est une PME au sens communautaire). Le montant déductible au titre d’un exercice serait plafonné à 30 % de l’EBITDA ; l’excédent pouvant être reporté sur les cinq exercices suivants. La fraction du montant déductible après plafonnement qui excèderait le résultat fiscal de l’exercice pourrait, quant à elle, être reportée en avant sans limite de temps.
En contrepartie, le projet prévoit que la fraction déductible au titre d’un exercice des charges financières nettes serait limitée au plus petit plafond entre :
- 85 % du montant des charges financières nettes ; et
- le plafond résultant du dispositif actuel de limitation des charges financières nettes, déterminé en fonction de l’EBITDA « fiscal » et des clauses de sauvegarde.
Dans le cas où le premier plafond serait inférieur au second, la fraction des charges financières nettes excédant le seuil de 85 % serait définitivement perdue. Dans le cas où le second plafond serait inférieur au premier, la fraction des charges financières nettes non déductibles comprise entre ces deux plafonds serait reportable et l’excédent serait définitivement perdu.
Cette mesure s’appliquerait aux charges financières nettes encourues à compter la date d’entrée en vigueur de la directive, soit le 1er janvier 2024 selon le texte de la proposition. Elle s’appliquerait donc aux prêts déjà en place à cette date.
Projet d’imposition minimale des groupes multinationaux (Pilier 2)
Les règles du Pilier 2 de l’OCDE visent à mettre en place une imposition minimale pour les entreprises multinationales dont le chiffre d’affaires annuel consolidé est supérieur ou égal à 750 millions d’euros sur deux des quatre exercices précédents. Ces entreprises devront calculer un taux effectif d’impôt (TEI) par pays et, lorsque celui-ci sera inférieur à 15 %, un impôt complémentaire sera dû.
Un des caractères novateurs est que ce TEI par pays est déterminé d’après le résultat avant impôt et la charge d’impôt des entités constitutives du groupe calculés sur la base des comptes établis selon le référentiel applicable aux comptes consolidés du groupe, mais sans prise en compte, en principe, des écritures de purchase accounting et avant élimination des écritures intragroupe. Selon les modalités de production des comptes consolidés, la détermination de ces agrégats, qui doivent faire l’objet d’ajustements, pourrait s’avérer complexe.
Le résultat avant impôt doit ainsi être ajusté de divers éléments comme les dividendes, les amendes et versements illégaux, les provisions pour retraite, les crédits d’impôts remboursables, le respect du principe de pleine concurrence, les stock-options et actions gratuites, l’élimination des transactions à l’intérieur d’une intégration fiscale locale.
La charge d’impôt figurant au numérateur du TEI fait l’objet d’un nombre significatif d’ajustements largement défavorables et qui, notamment pour les impôts différés, nécessiteront un véritable suivi extracomptable avec un recalcul de ces derniers au taux de 15% ou encore l’exclusion des impôts différés passifs dont l’impôt correspondant n’est pas acquitté dans les cinq exercices suivant celui de leur comptabilisation.
Si certains éléments doivent encore être finalisés au niveau de l’OCDE, le corpus de règles visant à mettre en place une imposition minimale des groupes multinationaux devrait trouver à s’appliquer au moins par le biais de la directive européenne, dont l’adoption est suspendue à l’attitude de la Pologne et qui prévoit une entrée en vigueur aux exercices ouverts à compter du 31 décembre 2023… Au vu de la complexité des règles, les groupes doivent commencer à se préparer pour se mettre en position de respecter à temps ces nouvelles obligations fiscales.
Impact du conflit en Ukraine sur l’exécution des contrats commerciaux soumis au droit français
Après la pandémie de Covid-19, les entreprises doivent à nouveau examiner les solutions juridiques qui s’offrent à elles compte tenu d’une exécution des contrats commerciaux rendue parfois difficile en raison de la hausse des prix des énergies, des matières premières mais aussi des difficultés d’approvisionnement exacerbées par le conflit en Ukraine.
La force majeure, définie comme un évènement imprévisible lors de la conclusion du contrat, échappant au contrôle du débiteur et irrésistible (les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées), permet la suspension ou la résolution du contrat ainsi que l’exonération de responsabilité de la partie empêchée d’exécuter le contrat. Toutefois, l’imprévisibilité du conflit ukrainien ne sera pas nécessairement reconnue, par exemple au motif que l’entreprise aurait dû anticiper l’impossibilité d’approvisionnement en diversifiant ses sources. Par ailleurs, en pratique, la force majeure peut aboutir dans certains cas à ce que l’autre partie supporte l’inexécution et ses conséquences.
L’imprévision, définie comme un évènement imprévisible lors de la conclusion du contrat mais non irrésistible (il n’empêche pas l’exécution de l’obligation mais la rend excessivement onéreuse comme, par exemple, en cas d’augmentation massive et brutale des coûts de production), permet de solliciter une renégociation du contrat et, en cas de refus ou d’échec de celle-ci, de recourir au juge qui peut réviser le contrat ou y mettre fin. Jusqu’à cette décision, l’entreprise doit continuer d’exécuter le contrat aux conditions initiales. Ce dispositif est supplétif : la loi permet de l’exclure ou de l’aménager (par ex., en prévoyant des clauses d’indexation mais aussi de clauses de renégociation qui définiront les conditions de déclenchement, les modalités et durées de la négociation et les conséquences de son échec). A cet égard, si la renégociation devient une obligation prévue au contrat, elle devra, comme toute obligation contractuelle, être exécutée et donc menée de bonne foi.
Compte tenu des évènements sanitaires, géopolitiques mais aussi climatiques de plus en plus fréquents et sources d’instabilité dans l’exécution des contrats commerciaux, les clauses de force majeure et d’imprévision, autrefois délaissées, devraient désormais faire l’objet d’une attention renouvelée.