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Quels futurs possibles pour la Big Data et l’analyse prédictive dans la fonction RH ?

La « Big Data » désigne une discipline récente qui vise à tirer profit des analyses de la quantité immense et croissante de données numériques disponibles afin d’éclairer la prise de décision.


Au sommaire de cet article :

  • De quoi parle-t-on ? Les données contextualisées à l’entreprise : acteurs impliqués, technologies engagées et types de données disponibles
  • A quoi cela sert ? L’analyse prédictive dans la fonction RH : aperçu d’applications actuelles
  • Quelles considérations et quels risques ? La prédictibilité RH de demain : réflexions techniques et éthiques

Tous les deux jours, l’humanité produit autant d’informations que ce qu’elle a généré depuis l’aube de la civilisation jusqu’en 2003, et ce volume double tous les deux ans. A titre d’exemple, en 2016, la quantité de données générée en une année a atteint un zettabyte. On estime que d’ici à l’an 2025, il existera 175 zettabytes de données à travers le monde.  Un potentiel considérable, si on parvient à maîtriser de tels volumes.

Les données de la Big Data sont communément définies par le critère des cinq V :

La Big Data permet, via l’utilisation d’algorithmes de traitement de l’information, d’identifier des liens et tendances jusque-là invisibles ou statistiquement non valables ; voire d’élaborer des scénarios d’évolution et la probabilité avec laquelle ils sont susceptibles de se réaliser. Ces « analyses prédictives » ouvrent à un foisonnement d’applications possibles dans une grande diversité de domaines : transport, énergie, santé, éducation, commerce, marketing, affaires, etc.

Nous faisons le choix dans cet article de circonscrire nos questionnements dans le champ de l’entreprise, et plus précisément dans la fonction des ressources humaines.

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De quoi parle-t-on ? Les données contextualisées à l’entreprise : acteurs impliqués, technologies engagées et types de données disponibles

Au sein d’une organisation, les données concernant les collaborateurs sont souvent générées à la main du candidat, du collaborateur, de l’agent RH, du manager et d’autres acteurs.

De multiples dispositifs techniques sont également engagés, hardware et software, qui collectent à partir d’une action humaine ou parfois automatiquement diverses données et métadonnées*¹ potentiellement exploitables par la suite par les technologies d’Analytics.

Concrètement, de nombreuses données RH sont produites et traitées au sein d’une organisation :

Ces données propres à l’organisation et à ses collaborateurs sont parfois sauvegardées dans des serveurs internes (physiques) ou dématérialisés dans le Cloud et parfois dans des data center offshore. En France, ces données sont protégées par la loi dont le principal garant est la CNIL, acteur de la réglementation, de la possession et de l’usage des données à caractère personnel (données de santé, etc.)

A quoi cela sert ? L’analyse prédictive dans la fonction RH : aperçu d’applications actuelles

De manière générale, l’analyse prédictive permettrait d’anticiper des signaux faibles, des tendances discrètes et des changements profonds de diverses natures (prétentions salariales, satisfaction et engagement des collaborateurs, visibilité et fluidité des parcours de mobilité, qualité de la communication entre entités, services, équipes, etc.) qui se révèleraient porteurs de sens pour diriger l’action RH.

Concrètement, elle pourrait être intégrée à la gestion de différents processus RH comme :

a. Anticipation de l’évolution de rémunération dans une approche prédictive

La rémunération prédictive en fonction de différents facteurs identifiés permet aujourd’hui de définir quelles seraient les évolutions salariales auxquelles un collaborateur pourrait prétendre dans un futur proche. Il serait ainsi possible d’envisager ces évolutions au regard des facteurs suivants :

  1. Les caractéristiques du collaborateur : son âge, ses études, ses compétences, son expérience, son expertise, sa fonction, son salaire actuel, etc.
  2. La valeur de son profil sur le marché du travail, relative notamment à son niveau d’expérience, sa localité, etc.
  3. La pérennité de l’entreprise et ses perspectives de croissance (évaluée à travers son chiffre d’affaires, la dynamique de son secteur d’activité, etc).

Le calcul des modalités de rémunération à partir des Analytics serait toutefois dépendant d’un travail préliminaire de collecte rigoureuse des données des collaborateurs tous grades confondus, d’une mise à jour constante du calcul de la « valeur » d’un profil et de la « pérennité et perspective de croissance » de l’entreprise. En théorie, l’intégration d’un algorithme permettant l’automatisation de ce modèle de calcul des salaires serait une solution technique envisageable en matière de rémunération prédictive.

b. Anticipation de la stratégie de GPEC

La gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) prédictive repose aujourd’hui sur plusieurs piliers et permet d’anticiper au mieux les futurs besoins en termes de métiers, d’effectifs et de compétences.

La GPEC prédictive repose sur divers changements identifiés à partir de données accessibles et exploitables, dans différents domaines : 

  1. Economiques : augmentations ou diminutions du PIB, conséquences économiques d’instabilités politiques, etc.
  2. Financiers : projections de croissance, stratégies d’investissement, cours du marché des matières premières, entrée ou sortie de l’entreprise en bourse, etc.
  3. Sociologiques : vieillissement de la population, augmentation du nombre de personnes diplômées, nouveaux rapports au travail, etc.
  4. Technologiques : nouvelles technologies arrivant sur le marché, accélération de la digitalisation et des nouveaux modes de travail, etc.

L’objectif de la GPEC prédictive est donc d’anticiper les compétences ou les postes manquants à la suite de ces bouleversements simultanés de différentes natures. Il s’agit dans la foulée d’adapter les ressources humaines à ces changements avant qu’ils n’aient un réel impact sur l’organisation.

c. Sécurisation du recrutement

Les coûts liés au remplacement d’un collaborateur peuvent se situer entre 30 000 et 150 000 euros en fonction du profil². Il devient donc stratégique de pouvoir retenir les talents recrutés. Ainsi, le recrutement prédictif correspond à une manière de recruter et de prédire le potentiel du candidat à occuper sa fonction sur le long terme.

Il est donc nécessaire de disposer de données issues, d’une part, des collaborateurs en poste (pour permettre un point de comparaison) et d’autre part des candidats suivant le processus de recrutement, sur les aspects suivants :

  • Profil
  • Parcours
  • Comportement
  • Caractéristiques démographiques
  • Caractéristiques personnelles

Techniquement, ce mode de recrutement nécessite la possibilité d’obtenir une série d’informations à caractère personnel de la part des collaborateurs en poste et des candidats, présentes dans le CV mais ne s’y limitant pas. Il est donc nécessaire pour compléter cette approche du recrutement prédictif de collecter certaines données qualitatives, et d’en sortir un modèle prédictif capable de fournir une réponse fiable concernant le potentiel d’un candidat et ainsi de constituer une aide à la décision. Enfin, la place de cette « prédiction » au cours du choix du recrutement doit être définie de concert parmi les équipes responsables afin de rester dans une logique de complémentarité Big Data / humain.

d. Anticipation des départs

Le départ d’un collaborateur est souvent précédé de signaux faibles. L’analyse prédictive permet d’anticiper et d’agir le plus tôt possible. Certaines données pourraient rendre compte d’insatisfactions et de difficultés vécues par un collaborateur et pourraient utilisées à des fins d’anticipation d’éventuels départs. En voici quelques exemples :

  • Un volume horaire élevé du collaborateur sans compensation financière immédiate et/ou significative
  • Des problématiques liées au management
  • Des problématiques liées au parcours professionnel, à l’entretien annuel de performance et à l’évolution salariale du collaborateur
  • Un faible volume de formations non-obligatoires suivis par le collaborateur
  • Un faible niveau de satisfaction des clients externes, (une clientèle « hostile »)
  • Des problématiques liées à un volume conséquent d’incidents techniques voire d’accidents du travail
  • Une incertitude quant à la pérennité économique de l’organisation ou du secteur

Ces données sont bien sûr à adapter en fonction de l’environnement de l’organisation mais aussi de la catégorie de poste sur laquelle l’étude est réalisée.

e. Exemple de méthodologie applicable

Les applications précédemment évoquées nécessitent donc un croisement de différentes données faisant sens afin d’obtenir une interprétation RH stratégique. Voici deux exemples permettant de mieux saisir la méthodologie à engager pour parvenir à de telles interprétations :

  • Croisement de données RH et de données thématiques (économie, contexte sanitaire, contexte politique) par exemple :
    • Prévision de turnover en fonction d’un contexte sanitaire particulier (COVID)
    • Gestion RH de crise à la suite d’instabilités politiques et de dangers pour les collaborateurs
  • Identification de conclusions sur différents phénomènes RH (taux de turnover, nombre de recrutements ayant aboutis après la période d’essai etc.) à partir des réalités opérationnelles (forte pénibilité, horaires variables etc.) sur certaines tendances RH amenées à se reproduire :
    • Extrapoler sur une reproduction de phénomènes similaires en tenant compte de facteurs pouvant être corrélés avec ces tendances RH observées.

De manière hypothétique, nous pouvons imaginer le développement de cette technique prédictive par croisement de données significatives. En s’appuyant sur des réalités opérationnelles ou des éléments tangibles du quotidien des collaborateurs, il serait en effet possible de développer un modèle prédictif en amélioration continue.

3. Quelles considérations et quels risques ? La prédictibilité RH de demain : réflexions techniques et éthiques

Les Analytics RH sont encore peu développées en entreprise. Celles-ci sont encore au stade de l’implémentation de nouveau outils digitaux avec, par exemple, des SIRH ou data lake ou data warehouse. Or, l’analyse prédictive implique une certaine maturité sur le traitement de la donnée.

L’accès à des outils Analytics RH performants constituent donc un préalable au développement d’outils de prédictibilité sur ces aspects RH, qui dépendent eux-mêmes des données disponibles et de leur qualité.

Pour que la donnée RH soit exploitable, il est nécessaire que l’entreprise ait dématérialisé ses processus et automatisé la collecte de la donnée. Comme indiqué précédemment, cela peut être rendu possible par la mise en place d’un SIRH. De plus, il est fondamental que l’entreprise s’assure de la qualité des données traitées, de leur production à leur analyse et leur interprétation.

Si les applications prédictives RH représentent de nombreuses opportunités pour les fonctions RH, celles-ci suscitent également des inquiétudes :

  • La crainte de la part des RH de connaître un bouleversement de leur activité et de leur métier (moins d’humain au profit de plus d’Analytics et de prédictibilité)
  • La crainte des collaborateurs de n’être considérés que par le prisme des données et de la performance ; la crainte de certaines extrapolations pouvant leur porter préjudice (parcours de carrière, perspectives de mission, …)
  • La crainte pour certains dirigeants de potentiellement prendre de mauvaises décisions à la suite d’interprétation sur base de données erronées ou non fiables, voire de subir certains biais
  • Etc…

Le déploiement de ces approches prédictives devrait donc s’accompagner d’efforts de pédagogie et de transparence afin d’être adopté en interne, et mettre à la bonne place ce changement profond de la manière d’envisager la fonction RH et son administration.

Enfin tout ce qui peut être prédit ne doit pas nécessairement l’être. L’interprétation prédictive des comportements des collaborateurs dans certains domaines devrait passer par un prisme éthique qui pourrait s’articuler de la façon suivante :

  • Questionner les types de données traitées et leur niveau d’anonymisation
    • Données de santé, données personnelles
    • Besoin ou non d’anonymiser certaines données sensibles
       
  • Garantir la confidentialité des données accessibles
    • Restriction de l’accès aux données et aux interprétations spécifiques des données
       
  • Cadrer éthiquement les types d’interprétation recherchées
    • Variations d’humeur, de bien-être (à l’aune de données issues des conversations par message entre collaborateurs, etc.)
    • Variations de l’engagement au cours d’une mission ou d’un projet (à l’aune de données issues de feedbacks ou échanges de mail, etc.)
    • Evolution de la santé du collaborateur, du « vieillissement » d’un service, etc.
       
  • Cadrer éthiquement la finalité des interprétations
    • Prédictibilité et non influence, incitation voire manipulation

Grâce à ces considérations éthiques, qui leur offriraient certaines garanties, les collaborateurs pourraient être « protégés » de décisions managériales, stratégiques, RH pouvant s’opposer à leurs intérêts voire heurter leur intégrité en tant que personnes.

Conclusion

Le traitement de la donnée offre l’opportunité aux fonctions RH d’identifier des relations logiques entre différents phénomènes, notamment conjoncturels, afin d’avoir une vision plus fine des problématiques RH. Il doit aussi permettre de mieux anticiper et donc d’améliorer le pilotage des ressources humaines. S’appuyer sur des données chiffrées permet également de concevoir des argumentaires fondés pour négocier des budgets, démontrer la pertinence d’une politique et gagner en légitimité auprès de la direction.

Au-delà de la Big Data, il s’agit, en lien avec l’essor des technologies et des plateformes du numérique, de produire des données adaptées aux enjeux de pilotage RH, en veillant à leur qualité et à leur complémentarité avec des prises de décision humaines, certainement subjectives lorsqu’elles concernent des collectifs et des personnes.

La prédictibilité RH verra son potentiel décuplé, favorisant la cohésion des équipes, la satisfaction en interne, l’équité de traitement entre tous et l’efficacité de la structure, à condition de respecter un certain nombre de considérations éthiques.

Merci à Valentin Delagrange et Cléa Janca-Bignon pour leur contribution à la réalisation de cet article.

Ce qu'il faut retenir

L’analyse prédictive est une approche d’analyse de données qui a pour objectif de produire une vision par anticipation de divers phénomènes ayant trait à la gestion RH des entreprises.

Aujourd’hui, certains outils prédictifs, s’appuyant sur les outils Analytics RH, permettent par exemple d’anticiper les évolutions de rémunération ou encore d’appréhender certains signaux faibles du marché du travail, comme l’avènement de nouveaux métiers et la raréfaction de ressources qualifiées dans un domaine particulier et enjeux sous-jacents de recrutement.

Si de nombreuses données sont accessibles au travers des technologies actuellement utilisées en entreprise (SIRH, data lakes, …) leur interprétation par le prisme des outils prédictifs peine encore à se déployer du fait d’un manque de méthode, de moyens alloués et de vision de la part de la fonction RH et des dirigeants.

Le développement de cette approche « data-driven » devrait toutefois conserver une dimension d’aide à la décision, et non pas se substituer entièrement à la prise de décision humaine, en veillant à ne pas confondre les enjeux d’automatisation de processus et les perspectives de prédictibilité de comportements humains et de phénomènes conjoncturels.

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