Opportunité et vigilance… Le crédit d’impôt recherche à l’ère de l’IA
La première incitation fiscale accordée aux entreprises innovantes en France… C’est ce que représente le crédit d’impôt recherche (CIR) – quelque sept milliards d’euros de coût global –, et ce malgré les récents ajustements introduits par la loi de finances pour 2025. Créé voilà plus de trente ans, ce dispositif conserve une place centrale dans notre écosystème de l’innovation. Il permet aux entreprises de toutes tailles de financer leurs efforts de recherche et développement (R&D) en bénéficiant d’un soutien fiscal direct.
Selon les dernières données du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche (MESR), 84 % des déclarants au CIR sont des start-up. Ces jeunes pousses – leur environnement hyperconcurrentiel nécessite un accès constant à des financements pour soutenir leur croissance – trouvent dans le CIR un relais vital. De nombreux groupes établis, industriels ou technologiques, en bénéficient également pour accompagner leurs programmes de R&D.
Or l’émergence de l’intelligence artificielle (IA) bouleverse ces programmes aujourd’hui. Dans presque tous les secteurs.
Dans le domaine médical, l’IA facilite l’analyse de données massives pour améliorer la détection de maladies ou optimiser les essais cliniques. Dans l’industrie, elle accroît l’efficacité des chaînes de production et ouvre la voie à la maintenance prédictive. Dans l’énergie, elle participe à la gestion intelligente des réseaux et à la réduction de la consommation. Dans le numérique, elle redéfinit l’informatique, la cybersécurité et l’automatisation des processus. Partout, l’IA agit comme un catalyseur d’innovation. Le CIR en soutient le financement.
Profiter d’opportunités pour le CIR via l’IA
Si l’IA offre de telles opportunités dans le cadre du CIR, c’est avant tout parce que l’état de l’art en la matière demeure mouvant et instable. Contrairement à d’autres disciplines scientifiques plus matures, où les méthodologies et les standards se sont progressivement consolidés, l’IA évolue en permanence. Bibliothèques et « frameworks » aux performances variables se multiplient ; de nouvelles architectures de modèles apparaissent, à un rythme très soutenu.
Les projets dans ce domaine restent donc expérimentaux. De nombreuses incertitudes scientifiques ou techniques subsistent. Comment concevoir des modèles plus robustes, lisibles et économes en énergie ? Comment adapter des algorithmes génériques à des contextes métiers spécifiques, comme le diagnostic médical, la gestion de la chaîne de valeur ou l’analyse de risques financiers ? Comment sécuriser les pipelines d’IA pour en garantir l’intégrité, la traçabilité et la conformité réglementaire ? Autant de questions qui restent en suspens, autant de verrous à ouvrir… et donc de terrains éligibles pour le CIR.
Incertitude scientifique, nécessité d’expérimentation, verrous à lever… L’IA répond parfaitement aux critères définis par la doctrine fiscale. De quoi justifier son intégration croissante dans les projets financés par le CIR. Mais si le champ des possibles est vaste, il appelle une vigilance particulière : l’utilisation de l’IA n’est pas en soi une garantie d’éligibilité.
Distinguer la R&D de l’intégration technologique
Une erreur fréquente consiste à penser que tout projet mobilisant de l’IA – l’IA générative notamment – peut être éligible au CIR. Or, bien distinguer l’intégration technologique de la recherche est fondamentale.
Exemple : une entreprise choisit d’intégrer un modèle existant, tel ChatGPT, dans un outil métier destiné à ses clients. Cette intégration peut être complexe, nécessiter de s’adapter et générer des difficultés techniques importantes. Ces dernières, le plus souvent, relèvent de l’intégration logicielle et non d’une incertitude scientifique. Autrement dit, elles ne constituent pas des verrous technologiques au sens du CIR.
Pour être éligible, un projet doit aller au-delà de l’utilisation de solutions déjà disponibles. Démontrer qu’il existe une véritable incertitude, que l’entreprise a dû expérimenter et tester des solutions – échouer parfois –, avant de trouver la bonne clé d’entrée. Cette démarche expérimentale – précisément documentée – est la condition sine qua non pour être reconnue comme activité de R&D.
Répondre aux nouvelles attentes de l’administration fiscale
Longtemps, les dossiers de CIR dans le domaine informatique ont fait l’objet d’une expertise technique déléguée au MESR. Pour sa part, l’administration fiscale se concentrait sur les aspects financiers, laissant aux scientifiques le soin de juger du caractère innovant des projets. Cette approche a évolué.
Désormais, l’administration dispose en interne de compétences techniques, notamment via la Brigade de vérification des comptabilités informatisées (BVCI). IA, cybersécurité, cloud ou architectures DevOps… Autant de domaines complexes que ces brigades examinent de manière approfondie aujourd’hui. L’administration fiscale ne se limite donc plus à un contrôle comptable. Elle développe sa propre autonomie technique pour évaluer la réalité des verrous scientifiques et la pertinence des dépenses déclarées.
Ce changement renforce la nécessité d’une documentation rigoureuse. Les entreprises ne peuvent plus se permettre d’élaborer leur dossier justificatif a posteriori, en fin d’exercice, avec à la clé le risque de manquer de preuves tangibles. Une documentation établie au fil du déroulement effectif des projets devient indispensable. Pour démontrer de manière crédible et traçable la réalité des travaux de R&D.
Connaître les bonnes pratiques documentaires
Dans ce contexte, la sécurisation du CIR repose sur trois piliers essentiels. Le premier ? Démontrer de manière rigoureuse la présence de verrous scientifiques ou techniques. Il ne s’agit pas de produire des arguments généraux mais de démontrer l’incertitude rencontrée et de la démarche engagée pour la lever.
Le deuxième pilier ? Distinguer les tâches classiques de développement des activités de recherche éligibles. Mise en production, maintenance ou intégration de solutions existantes… Autant d’activités nécessaires au projet mais qui ne relèvent pas du champ du CIR. Seules les tâches caractérisées par une incertitude technique non triviale et une approche expérimentale structurée peuvent être déclarées.
Le troisième pilier ? Suivre de façon précise et traçable les temps passés par les contributeurs aux projets. Sans un système fiable qui permette de rattacher les dépenses de personnel ou de sous-traitance aux activités éligibles, le risque de remise en cause en cas de contrôle est élevé.
Contraignantes en apparence, ces pratiques constituent le meilleur rempart contre une remise en cause du crédit d’impôt.
Utiliser l’IA pour constituer son dossier CIR
Ironie de la situation, l’IA elle-même peut être utilisée pour améliorer la constitution des dossiers CIR. Illustration : les outils de génération automatique de textes ou de recherche documentaire facilitent la description de l’état de l’art, l’organisation de la documentation technique ou encore la vulgarisation des concepts scientifiques. Ils peuvent aider à structurer un argumentaire, à clarifier la nature des verrous rencontrés.
Une telle utilisation appelle des précautions. Les modèles d’IA générative peuvent produire des erreurs factuelles, parfois qualifiées d’« hallucinations ». Or, dans le cadre d’un contrôle fiscal, une approximation ou une inexactitude peut suffire à fragiliser l’ensemble du dossier. De plus, la question de la confidentialité est cruciale. Les données de R&D constituent souvent un avantage compétitif stratégique. Leur exposition à des modèles externes non maîtrisés, qui enrichissent leur apprentissage à partir des informations fournies, peut représenter un risque de fuite ou de perte de valeur.
L’IA peut donc être un atout dans la documentation du CIR. À condition de l’utiliser avec prudence, en complément d’un travail humain de vérification et de validation.
Appréhender le CIR dans son écosystème
Le CIR ne doit pas être appréhendé isolément. Il s’inscrit dans un paysage plus large d’aides à l’innovation, en France comme à l’international.
Pour les PME, le crédit d’impôt innovation (CII) complète le CIR : il finance les dépenses liées à la mise sur le marché d’une solution innovante. Près de 40 % des entreprises déclarant du CII déclarent également du CIR. Voilà qui illustre la complémentarité entre les deux dispositifs.
Quant au régime de l’IP Box, il permet de bénéficier d’un taux d’imposition préférentiel sur les revenus issus d’actifs brevetés ou de logiciels protégés. Mais ce régime s’articule avec le CIR : les dépenses de R&D déjà incluses dans l’assiette du CIR doivent être déduites de la base de l’IP Box, ce qui implique une gestion conjointe et rigoureuse.
S’ajoutent à cela les subventions publiques – nationales, régionales ou européennes. Lorsqu’elles concernent des projets éligibles au CIR, elles viennent en déduction de son assiette. Là encore, une approche coordonnée est indispensable pour éviter toute incohérence. Enfin, les entreprises tournées vers l’international peuvent bénéficier d’autres incitations, comme les crédits d’impôt étrangers, les super-déductions ou encore les exonérations sociales pour les chercheurs.
Pour être efficace, une stratégie de financement de l’innovation doit intégrer tous ces dispositifs dans une vision centralisée. Objectif : optimiser les retombées financières et sécuriser juridiquement les démarches.
S’approprier l’IA Act et l’IA responsable
Au-delà des aspects fiscaux, l’entrée en vigueur progressive de l’IA Act européen redessine le paysage. Ce règlement impose aux entreprises des obligations nouvelles en matière de robustesse, de transparence et de gouvernance des systèmes d’IA. Une évolution réglementaire majeure qui va durablement transformer la manière de concevoir, de déployer et de documenter les projets.
Cette évolution crée aussi une opportunité pour les dossiers CIR. La documentation exigée par l’IA Act – notamment en termes de traçabilité, de gestion des données et de robustesse des modèles – peut servir à renforcer la crédibilité des dossiers fiscaux. Inversement, un dossier CIR bien structuré peut faciliter la démonstration de conformité réglementaire.
Par ailleurs, les thématiques d’IA responsable – explicabilité des modèles, équité algorithmique ou sobriété énergétique – sont en elles-mêmes des champs de recherche en plein essor. Les entreprises qui investissent dans ces domaines peuvent bénéficier du CIR tout en se positionnant à l’avant-garde des attentes sociétales et réglementaires.
L’IA, un levier puissant au service du CIR
Le crédit d’impôt recherche (CIR) reste un levier de financement majeur pour les start-up, les scale-up et les grands groupes. À l’ère de l’intelligence artificielle, il constitue une opportunité unique pour soutenir des projets ambitieux et renforcer la compétitivité des entreprises françaises. Cette opportunité s’accompagne d’exigences renforcées. Seule une démarche rigoureuse, structurée et documentée permet de sécuriser les dépenses déclarées. Qualifier les verrous scientifiques, savoir distinguer la R&D du développement applicatif, établir un suivi précis des temps et articuler le CIR avec les autres dispositifs fiscaux et financiers… C’est désormais incontournable. Dans ce cadre, l’IA n’est pas seulement un objet de recherche, elle peut devenir un outil pour documenter et sécuriser un projet. Mais son utilisation doit être encadrée. Prudente. Combinée à une expertise humaine. Bref, c’est une opportunité dont il convient de profiter, à condition de rester vigilant.