7 min de temps de lecture 17 déc. 2020
Standardisation extra-financière : qui imposera son modèle ?

Standardisation extra-financière : qui imposera son modèle ?

Dans un contexte de transformation nécessaire des modèles économiques et sociaux comment mesurer les impacts des entreprises sur l’environnement et plus largement la société ? De nombreux acteurs travaillent sur le sujet, il va maintenant falloir trouver un cadre commun.

Crise sanitaire, tensions sociales, catastrophes naturelles, la nécessité de se remettre en question et de transformer à la fois les modèles économiques et sociaux ne s’est jamais autant fait ressentir. Les attentes sociales sont de plus en plus fortes, notamment sur l’équité, la non-discrimination ou encore la lutte contre le dumping social. Dans le domaine environnemental, elles le sont tout autant. La pression sur les ressources naturelles, la destruction de la biodiversité et le changement climatique imposent déjà une certaine rationalisation de nos habitudes de vie, de nos modes de production pour les rendre plus respectueux vis-à-vis de la planète. Reste la question de la méthode à employer pour répondre à ces enjeux : comment évaluer aujourd’hui et demain ce que l’on omettait hier de mesurer ?

L’enjeu de la normalisation de l’information extra-financière

Les entreprises comptabilisent leur patrimoine, leur valeur et les richesses qu’elles produisent. Et pourtant… L’instauration de normes internationales sur l’information financière a fait l’objet de nombreux débats par le passé parmi les acteurs de marché.

Aujourd’hui, mesurer ce qui relève de l’ordre de l’extra-financier n’est guère plus simple. Comment comptabiliser des notions telles que les inégalités ou encore la destruction des ressources avec des données fiables, cohérentes et comparables entre les entreprises et au sein des différents pays ?  En clair, comment mettre en place l’indispensable normalisation de l’information extra-financière ?

Si les nombreux acteurs publics et privés de l’écosystème du reporting extra-financier s’accordent sur la nécessité de tendre vers un cadre commun, des débats et des tensions apparaissent concernant la méthode à appliquer et l’identité de celui à qui incombera la responsabilité d’établir ces standards.

Standards globaux privés versus européens publics-privés

À l’international, les acteurs privés historiques souhaitent avoir voix au chapitre. C’est le cas de l’IFRS Foundation qui a récemment lancé une consultation auprès de ses parties prenantes sur le reporting du développement durable (Sustainability reporting). Son ambition est de créer un Sustainability Standards Boards qui, en étant aussi incontournable que l’IASB (le Bureau des standards comptables internationaux qui édite les normes IFRS), lui permettrait de devenir LE normalisateur global intégrant les éléments financiers et non financiers . Les autres standards privés de reporting extra-financier (CDP, CDSB, GRI, IIRC et SASB) ne sont pas en reste. À l’été 2020, ils ont publié une déclaration d’intention indiquant qu’ils allaient travailler ensemble à un cadre de reporting extra-financier commun. Fin novembre 2020, le SASB et l’IIRC annonçaient leur fusion. 

En Europe, le paysage du reporting extra-financier évolue également. L’EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group) a reçu deux mandats de Vladis Dombrovski, le vice-président exécutif de la Commission européenne pour, d’une part, préparer le cadre d’un futur reporting extra-financier et, d’autre part, réfléchir à une nouvelle gouvernance. Parallèlement, la Commission européenne a révisé le rôle des Autorités européennes de supervision (ESAs) - l’EBA, l’ESMA et l’EIOPA - afin qu’elles intègrent dans leurs activités l'identification des risques que les facteurs ESG (environnementaux, sociaux et liés à la gouvernance) font peser sur la stabilité financière et mettent en cohérence l'activité des marchés financiers avec des objectifs de durabilité. Les ESAs devraient donc s’exprimer sur la manière dont les critères ESG peuvent être efficacement intégrés dans la législation financière de l'Union européenne.

Matérialité unique versus double matérialité : deux approches distinctes selon les régions

Dans cette compétition, le concept de matérialité constitue l’un des points de divergence majeurs des différents protagonistes. Les standards internationaux tels que l’IFRS Foundation ou le SASB sont plutôt favorables à ne couvrir que les impacts environnementaux et sociaux sur les entreprises, l’objectif premier étant d’informer les investisseurs sur leurs risques. De leur côté, les Européens souhaitent baser le cadre du reporting extra-financier sur la double matérialité qui analyse à la fois l’impact des risques ESG sur l’entreprise et l’impact de l’entreprise sur la société.

Une temporalité de mise en œuvre qui diverge entre les différents acteurs

La temporalité joue aussi un rôle important dans cette course à la standardisation, selon l’appréciation faite du degré d’urgence climatique et sociale. Si l’IFRS Foundation reste vague quant à l’établissement d’un cadre de reporting harmonisé, les instances européennes souhaitent que ces nouvelles normes soient rapidement applicables. Et pour cause ! C’est la mise en œuvre du Green Deal européen qui est en jeu : 15 des futures réglementations du « Pacte vert pour l’Europe » dépendent de la standardisation du reporting extra-financier. 

En Europe aussi, la compétition est de mise : public-réglementaire versus public-privé

En Europe, deux tendances peuvent également être distinguées entre d’une part les ESAs et d’autre part le partenariat public-privé de l'EFRAG, le groupe consultatif européen sur l’information financière.

D’un côté, les ESAs travaillent à la définition d’une série de normes techniques réglementaires (RTS) applicables aux acteurs des marchés financiers. Elles prévoient que dans le cadre de la réglementation sur l’information pour la finance durable (SFDR), les participants aux marchés financiers publient à partir de 2022 un ensemble d’indicateurs ESG sur les principaux effets négatifs (adverse impacts) de leurs décisions d’investissements sur la société. En parallèle, sur le sujet de la réglementation sur la taxonomie verte, l’ESMA définit actuellement les normes de calcul du chiffre d’affaires, des investissements et des dépenses vertes que les entreprises devront progressivement publier à partir de l’exercice 2021 pour permettre ensuite aux participants aux marchés financiers de calculer la part verte de leurs produits financiers. Ces définitions d’informations extra-financières, destinées à l’origine aux acteurs de la finance, constituent de fait des standards qui viendront aussi s’imposer aux entreprises non financières dans le cadre de la révision de la directive sur le reporting extra-financier (NFRD).

On le voit, au nom de la normalisation des éléments non financiers, le cadre réglementaire qui se dessine est complexe, avec une superposition de normes qui risquent d’entraîner une surcharge de reporting pour tous les acteurs concernés si un travail d’alignement et de simplification n’est pas réalisé rapidement. Les conséquences en termes de distorsion de concurrence entre les entreprises européennes soumises à ces exigences de transparence et les autres restent à mesurer.

Reposant sur un partenariat public-privé, le nouvel EFRAG réformé pourrait faciliter cette rationalisation des standards et des obligations de reporting extra-financier ainsi que l’alignement des définitions et modes de calcul. Certes, la révision de la NFRD avec ses nécessaires standards sous-jacents se veut ambitieuse et contraignante pour continuer à faire progresser les entreprises dans la prise en compte de leur impact et leur permettre de se projeter vers un horizon de long terme dans une perspective de création de valeur durable. 

Mais l’application de ces principes doit rester simple, sous peine d’exposer les entreprises européennes au dumping environnemental et social international. La mise en place d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières européennes pourrait aussi représenter une piste intéressante pour assurer la protection des entreprises européennes, à la fois plus avancées et plus contraintes en termes de développement durable.

La standardisation, passage obligé vers un monde meilleur

Au regard des incertitudes politiques, économiques et climatiques actuelles et à venir, cette question de la standardisation des normes extra-financières est d’une importance capitale. Y répondre est essentiel. Sinon, comment inciter les acteurs privés du monde de la finance à investir dans des projets capables d’accélérer la transition écologique ? Comment permettre la construction de modèles de sociétés et de modèles économiques plus respectueux de l’environnement ? Comment favoriser la régulation par la transparence ?

Si les pouvoirs publics prennent leurs responsabilités sur cette question vis-à-vis des prochaines générations, ils ne peuvent agir seuls. Pour être efficaces, pour que la normalisation puisse à la fois accélérer la transition écologique et renforcer la compétitivité des entreprises, pour que les règles de la concurrence soient transparentes et respectées, ils devront travailler en concertation avec l’ensemble des parties prenantes, publiques et privées. L’enjeu est immense.

Ce qu'il faut retenir

Si l’ensemble des acteurs de l’écosystème du reporting extra-financier semblent avoir acté la nécessité de tendre vers un cadre commun, la détermination des standards suscite de nombreux débats entre les parties prenantes privées et publiques, tant sur leur forme que sur la temporalité de leur mise en application. La recherche d’un consensus sera impérative pour l’organisation à qui incombera la responsabilité d’établir ses standards.