Gael Melville, Vancouver, et Jennifer Chandrawinata, Toronto
La population canadienne a désormais accès à toute une gamme de régimes enregistrés pour épargner et investir à diverses fins, comme l’achat d’une première habitation ou le financement d’études postsecondaires. L’utilisation de comptes de placement autogérés, enregistrés et non enregistrés, a connu une forte hausse durant la pandémie alors que de nombreux investisseurs débutants sont arrivés sur le marché.
Si vous avez recours à des régimes ou comptes enregistrés pour vos placements, il est crucial que vous connaissiez leurs caractéristiques et leurs limites. Une récente décision jurisprudentielle en fiscalité met en lumière une différence importante entre le compte d’épargne libre d’impôt (« CELI ») et le régime enregistré d’épargne-retraite (« REER ») ou fonds enregistré de revenu de retraite (« FERR ») quant aux répercussions fiscales de certaines activités d’opérations sur titres.
Règles relatives à l’exploitation d’une entreprise dans un CELI ou dans un REER/FERR
Les CELI ont été instaurés en 2009 pour offrir à la population canadienne une manière flexible d’épargner ou d’investir dans un compte à l’abri de l’impôt. Les titulaires de compte qui respectent les règles et les restrictions relatives au CELI peuvent bénéficier d’un revenu et d’une croissance en franchise d’impôt dans le compte, en plus de retirer des sommes en franchise d’impôt.
Les CELI présentent deux limites importantes. Premièrement, seuls des placements admissibles peuvent y être détenus (p. ex. des fonds communs de placement et des titres cotés en bourse). Deuxièmement, un CELI ne peut pas exploiter une entreprise. Si des placements non admissibles sont détenus ou qu’une entreprise est exploitée dans le cadre d’un CELI, les revenus tirés de ces placements ou de cette entreprise seront imposables.
Les REER présentent des limites semblables à celles des CELI pour ce qui est des types de placements qui peuvent y être détenus et de l’exploitation d’une entreprise, mais il y a aussi quelques différences. Notamment, un REER qui exploite une entreprise tirant un revenu de la disposition de placements admissibles n’est pas assujetti à l’impôt sur ce revenu.Une exception semblable existe pour le FERR.
Selon la position administrative de l’Agence du revenu du Canada (l’« ARC »), la spéculation sur séance dans un REER ou un FERR qui se limite à l’achat et à la vente de placements admissibles n’entraîne pas l’imposition du revenu tiré de ces placements à titre de revenu tiré de l’exploitation d’une entreprise.
Cette différence d’approche pour l’imposition d’une entreprise faisant le commerce de placements admissibles n’a pas été expressément justifiée dans les documents explicatifs publiés lors de l’instauration des règles relatives au CELI. Toutefois, si le REER est un mécanisme de report d’impôt et que l’impôt finit par être payé sur les distributions provenant du régime, le CELI est plutôt financé à partir du revenu après impôts, et il n’y a généralement pas d’impôt sur les distributions. Ainsi, si un solde important est produit dans un CELI, il pourrait être distribué au titulaire en franchise d’impôt.
Activités qui consistent à exploiter une entreprise
Par nature, les régimes ou comptes autogérés ou « en fiducie » effectuent des opérations pour acquérir et vendre des placements. La Loi de l’impôt sur le revenu (la « LIR ») ne fixe pas de nombre précis d’opérations sur titres qui ferait automatiquement en sorte que les activités d’un régime ou d’un compte relèvent de l’exploitation d’une entreprise faisant le commerce de titres plutôt que de correspondre au comportement normal d’un investisseur. Toutefois, hors du contexte des régimes enregistrés, les tribunaux ont élaboré des critères généraux pour déterminer si une entreprise est exploitée. L’ARC applique ces critères aux opérations sur titres dans le contexte des régimes enregistrés, à quelques exceptions près.
Voici les facteurs les plus pertinents pour les opérations sur titres dans des régimes enregistrés :
- Répétitions d’opérations semblables
- Période de détention des titres
- Nature des placements (par exemple s’ils sont de nature spéculative)
- Connaissance qu’a le contribuable du marché des valeurs mobilières
- Si les opérations sur titres font partie des activités habituelles du contribuable
- Temps consacré par le contribuable à l’étude du marché et à la recherche d’achats éventuels
Dans chaque cas, la question de savoir si un compte enregistré est utilisé pour exploiter une entreprise de commerce de titres en sera une de fait. Quoi qu’il en soit, les contribuables qui sont des investisseurs aguerris ou qui travaillent sur les marchés financiers devraient être particulièrement attentifs lorsqu’ils investissent dans le cadre d’un CELI, car ils remplissent déjà certains des critères susmentionnés.
Comme l’illustre une récente affaire concernant un conseiller en placement, des opérations fréquentes à l’intérieur d’un CELI où des titres sont détenus pour de courtes périodes peuvent mener à la conclusion que le CELI exploite une entreprise, de sorte que les gains réalisés lors de la vente de titres deviennent imposables.
Affaire Canadian Western Trust
La décision Canadian Western Trust est la première portant sur une cotisation de l’ARC fondée sur le commerce de titres dans un CELI. En janvier 2009, M. X, un conseiller en placement de profession, avait ouvert un CELI en fiducie. M. X était le titulaire et le bénéficiaire du CELI. Dans cette affaire, le contribuable appelant était l’émetteur du CELI et le fiduciaire.
M. X avait investi un total de 15 000 $ dans son CELI, y ayant cotisé trois fois 5 000 $, soit en janvier 2009, en janvier 2010 et en janvier 2011. Dans le cadre de son CELI, M. X n’avait acheté et vendu que des placements admissibles, mais la majorité de ses achats étaient des placements à court terme de nature spéculative qui visaient des actions cotées en cents (ou penny stock) de petites sociétés du secteur minier. Ses opérations sur titres ayant été très fructueuses, à la fin de 2012, le CELI de M. X valait plus de 560 000 $.
En janvier 2013, la fiducie régie par le CELI avait vendu les titres et transféré le produit de la vente de 547 789 $ à M. X. L’ARC avait établi une nouvelle cotisation à l’égard de l’appelant pour les années 2009 à 2012, vu son rôle à titre de fiduciaire du CELI, au motif que le revenu du CELI provenait de l’exploitation d’une entreprise de commerce de placements admissibles pour chacune des années visées et que le revenu était imposable en vertu de la LIR.
Le contribuable avait interjeté appel des nouvelles cotisations devant la Cour canadienne de l’impôt (la « CCI »), laquelle devait déterminer si un CELI qui exploite une entreprise de commerce de placements admissibles est exonéré de l’impôt sur le revenu tiré de cette entreprise. Le principal argument du contribuable était fondé sur la comparaison entre le traitement du revenu tiré d’une entreprise de commerce de titres dans un REER et le traitement d’un tel revenu dans un CELI. Selon le contribuable, le législateur n’aurait eu aucune raison valable d’adopter des règles différentes pour imposer ce revenu dans un CELI, mais pas dans un REER. Toujours selon lui, l’achat et la vente de placements admissibles ne constituaient pas l’exploitation d’une entreprise pour l’application du paragraphe 146.2(6).
Dans son examen, la CCI a relevé que le REER et le CELI sont distincts et souligné les différences entre les deux. La CCI a conclu que, si le législateur avait eu l’intention de créer une exonération pour le revenu provenant d’une entreprise de commerce de placements admissibles, il l’aurait précisé dans la loi, comme il l’avait déjà fait pour le REER. Le législateur a choisi de ne pas le faire et, par conséquent, la différence dans le traitement du revenu entre un CELI et un REER était intentionnelle. La CCI a également souligné que l’expression « exploiter une entreprise » fait l’objet d’une grande jurisprudence et que les opérations sur titres constituent l’exploitation d’une entreprise.
La CCI a fait une analyse textuelle, contextuelle et téléologique des dispositions législatives pertinentes et conclu que les règles relatives au REER et au CELI étaient distinctes et que leurs composantes ne pouvaient être interchangées que si la loi l’autorisait expressément.
Selon la CCI, l’objectif premier du législateur dans la création du régime CELI était d’encourager la population canadienne à épargner, et son objectif secondaire était d’atteindre cet objectif à l’intérieur de certaines limites. L’une de ces limites tenait à l’imposition, en vertu de la LIR, du revenu qu’une fiducie régie par un CELI tire de l’exploitation d’une entreprise.
La CCI a rejeté l’appel du contribuable. Le contribuable a interjeté appel de cette décision devant la Cour d’appel fédéral. Au moment où ces lignes sont écrites, l’appel n’avait pas encore été entendu.
Conclusion
Malgré ce que le nom laisse entendre, le revenu et les gains gagnés dans un CELI ne sont pas toujours libres d’impôt, et l’affaire Canadian Western Trust nous rappelle que les CELI et les REER/FERR sont régis par des règles différentes. Chaque situation étant analysée en fonction des faits particuliers, il n’est pas possible de déterminer facilement si les habitudes d’un particulier en matière d’opérations sur titres donnent lieu à ce que l’ARC peut considérer comme une entreprise de commerce de titres. Toutefois, il convient d’examiner de près les situations qui comprennent des périodes de détention courtes, un volume élevé d’opérations et des opérations de nature spéculative. Chaque année, les institutions financières qui offrent des CELI en déclarent le solde à l’ARC; il est donc raisonnable de s’attendre à ce que de fortes augmentations du solde d’une année à l’autre puissent entraîner un examen plus poussé.