7 minutes de lecture 22 sept. 2021

            Vue aérienne du port de Bruges-Zeebruges

Comment les modèles polycentriques peuvent améliorer les activités et atténuer le risque fiscal

Par Kelly Stals

Associée, Services de fiscalité internationale et transactionnelle (SFIT), Efficacité du modèle opérationnel (EMO), Ernst & Young LLP

Professionnelle expérimentée en matière d’EMO à l’échelle mondiale. Création de valeur à long terme. Conception, maintien et exploitation de modèles durables.

7 minutes de lecture 22 sept. 2021

En diversifiant leurs modèles opérationnels, les entreprises pourraient être plus à même de régler les situations qui donnent lieu à des contestations fiscales.

En bref
  • Les pressions exercées sur les chaînes d’approvisionnement et de valeur, ainsi que les obligations d’observation fiscale à l’échelle mondiale, poussent les organisations à revoir leurs modèles commerciaux et opérationnels centralisés.
  • La proposition d’appliquer un taux d’imposition minimum mondial d’au moins 15 % constitue un autre facteur qui incite les entreprises à envisager un modèle décentralisé.
  • Une structure d’entreprise décentralisée pourrait bien réduire la complexité de votre situation fiscale ainsi que vos risques de contestation fiscale. 

Au cours de la dernière décennie, les composantes des chaînes d’approvisionnement et de valeur conventionnelles ont subi une transformation irréversible. Un vaste éventail de facteurs ont exercé leur influence, allant de l’accélération du virage numérique et de la croissance des canaux de vente en ligne jusqu’à, plus récemment, l’augmentation des barrières commerciales imposées par les États et les changements touchant la mobilité de la main-d’œuvre en pleine pandémie de COVID-19.

Au cours des 18 derniers mois, cette évolution s’est rapidement accélérée en raison de la pandémie. Mais dans de nombreux secteurs, particulièrement ceux dans lesquels les actifs incorporels dominent, une constante demeure : la prépondérance du modèle opérationnel centralisé conventionnel, lequel s’articule autour d’un seul centre mondial ou régional. Cela est particulièrement vrai pour les entreprises des secteurs des produits de consommation et des sciences de la vie qui mènent leurs activités dans des environnements de libre-échange, ainsi que pour les entreprises des secteurs de la fabrication de pointe, de la technologie, et des médias et télécommunications.

De tels modèles d’entreprise centralisés présentent des avantages clairs et ont été utiles aux entreprises. Ils permettent de réaliser des gains d’efficacité opérationnelle en réduisant le chevauchement des fonctions et le double emploi entre les régions. Jusqu’à récemment, l’un des principaux avantages d’une approche centralisée tenait à la capacité de profiter des incitatifs offerts par les gouvernements pour convaincre les multinationales d’établir un centre d’activités à l’intérieur de leurs frontières. Des juridictions comme la Suisse, les Pays-Bas, Singapour et la République d’Irlande ont connu du succès et sont devenues des endroits populaires pour la centralisation des activités commerciales des entreprises.

Le projet initial de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (BEPS) visait à réduire l’efficacité des modèles d’entreprise centralisés en apportant au droit fiscal international des modifications inspirées des trois principes fondamentaux que sont la transparence, la substance et la cohérence. Les incidences des modifications relatives au projet BEPS continuent de se manifester partout dans le monde, et il en ressort clairement une augmentation des coûts liés à l’observation fiscale et des contestations fiscales associées aux modèles centralisés traditionnels. Cette tendance est venue s’ajouter à d’autres facteurs pour pousser les entreprises à mener leurs activités dans de plus grands pays et de plus grandes économies, tout en contribuant à l’érosion des avantages financiers de la centralisation.

Et maintenant, le Pilier Deux de la phase 2 du projet BEPS, qui propose de mettre en place un taux d’imposition minimum mondial d’au moins 15 %, pourrait se concrétiser, ce qui pourrait mettre davantage en péril la prédominance du modèle opérationnel centralisé.


            Port à conteneurs de Kwai Tsing la nuit
(Chapter breaker)
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Chapitre 1

Pourquoi la diversification des modèles opérationnels profite aux entreprises

Les réformes fiscales, y compris la proposition d’instaurer un impôt minimum mondial, incitent de nombreuses entreprises à réévaluer si un modèle polycentrique est avantageux pour elles.

Même avant l’annonce d’un impôt minimum approuvé par le G20 en juillet 2021, les organisations commençaient à se pencher sur les avantages d’un modèle d’entreprise polycentrique plus agile. Parmi les avantages d’une approche polycentrique, mentionnons la capacité de régler les pénuries de compétences en puisant dans de nouveaux bassins de talents, plus vastes et plus abondants. Cette approche permet également de mieux adapter les biens et services aux différents marchés, en plus de favoriser la proximité avec les clients.

Le terme « modèle polycentrique » est largement défini et désigne un modèle dans lequel la structure à entrepreneur unique est remplacée par une structure polycentrique dans laquelle l’entreprise a des fonctions entrepreneuriales de grande valeur dans plusieurs pays.

Par exemple, si une organisation possède des actifs incorporels et qu’elle souhaite passer d’un modèle centralisé à un modèle polycentrique, elle devra bien souvent conclure une entente de partage des coûts dans les différents pays où elle souhaite établir ses centres afin que les actifs incorporels appartiennent à plusieurs propriétaires plutôt qu’à un propriétaire unique. Dans les scénarios de partage des coûts reposant sur ces types de modèles, les règles relatives aux prix de transfert à l’échelle mondiale font parfois en sorte que des méthodes de partage des bénéfices soient utilisées.

Ces modèles sont moins répandus que les modèles centralisés traditionnels, et leur exécution présente une complexité qui peut être atténuée au moyen d’arrangements préalables en matière de prix de transfert bilatéraux ou multilatéraux entre les principaux pays où l’entreprise possède un centre d’activités.

En adoptant un modèle opérationnel pleinement distribué sur le plan fiscal et en répartissant le revenu d’une manière plus décentralisée, une organisation pourrait mieux atténuer les risques fiscaux et les risques de contestation fiscale.


            Entrepôt de distribution vu d’un drone
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Chapitre 2

Pourquoi le manque de substance peut entraîner de réels coûts financiers

L’approche polycentrique ne convient pas à tous. Il est important de comprendre les complexités qui accompagnent une telle approche.

L’adoption d’une approche polycentrique n’est pas la bonne solution pour toutes les entreprises. Les organisations doivent évaluer attentivement toutes les incidences d’un modèle polycentrique avant de décider de faire la transition.

Aucune règle prédéfinie ne dicte la forme que doit prendre un modèle polycentrique, le nombre de centres qu’il doit comporter, les fonctions qui doivent être réparties, ni les régions à privilégier. Encore une fois, les entreprises doivent faire des choix en fonction de leurs besoins précis. Par exemple, une entreprise dans un secteur particulier – disons le commerce en ligne – peut avoir accès à un bassin de talents dans plusieurs pays européens et asiatiques et choisir d’établir, autour de ces équipes clés, des centres dans chacune de ces régions.

Le projet BEPS a notamment fait en sorte que les organisations doivent maintenant souvent déployer un plus grand nombre de fonctions (de gens) et d’actifs, et courir de plus grands risques, dans chaque pays où elles possèdent un centre pour respecter les exigences de substance économique. Cela met sous pression les entreprises qui utilisent un modèle centralisé, puisqu’elles peuvent avoir de la difficulté à trouver les talents nécessaires pour gérer et maîtriser les principaux processus et risques d’affaires dans la région où se situe le centre d’activités. Les modèles polycentriques, quant à eux, permettent aux organisations de cibler des juridictions plus vastes ou plus nombreuses et riches en talents.


            Photo aérienne d’un porte-conteneurs se déplaçant dans l’eau
(Chapter breaker)
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Chapitre 3

La fragilité des chaînes d’approvisionnement allégées mise au jour

La création d’une chaîne d’approvisionnement plus résiliente et plus agile est l’un des grands avantages d’un modèle polycentrique.

Le besoin d’accroître la résilience de la chaîne d’approvisionnement par la délocalisation dans le pays ou à proximité est une autre raison importante d’adopter une approche polycentrique. La pandémie a mis en évidence de façon dramatique la fragilité des vastes chaînes d’approvisionnement reposant sur une approche du juste-à-temps.

Parmi les autres facteurs qui favorisent la délocalisation à proximité, mentionnons les règlements et les incitatifs gouvernementaux, les préoccupations de sécurité nationale et les initiatives visant à accroître la durabilité environnementale. Ces facteurs ne sont peut-être pas directement liés à la fiscalité, mais la délocalisation dans le pays ou à proximité aura probablement pour effet de décentraliser les pratiques d’affaires et de donner lieu à des contestations si les conséquences fiscales attendues ne se concrétisent pas.

En conséquence du projet BEPS et du taux d’imposition minimum mondial proposé, il faut plus que jamais tenir compte d’autres priorités et porter l’attention nécessaire à des aspects comme l’infrastructure locale, l’entreposage et les préoccupations en matière de durabilité qu’une plus grande proximité avec les clients et les fournisseurs pourrait permettre de dissiper. Tous ces autres facteurs qui entrent en ligne de compte au moment de choisir un emplacement gagnent en importance. Dans la foulée de la pandémie de COVID-19, de nombreuses entreprises accordent la priorité à l’accès aux talents, à la flexibilité quant au lieu de travail, à une agilité accrue et à la maîtrise des risques.

Prenons l’exemple hypothétique d’une entreprise nord-américaine qui décide de diversifier sa chaîne d’approvisionnement pour accroître la résilience. Elle pourrait choisir de délocaliser à proximité – du Mexique – la fabrication de ses produits destinés au marché américain, laquelle est actuellement réalisée en Chine ou dans un autre pays asiatique. Ce faisant, il pourrait s’avérer judicieux, du point de vue des affaires, de muter aux États-Unis, au même moment, un groupe de hauts dirigeants établis à Singapour et responsables de la planification des ventes, du marketing, de la recherche et développement, et de la fabrication. L’Internal Revenue Service (IRS) pourrait alors soutenir la contribuable relativement au règlement d’un litige fiscal, vu la substance qui existe à l’intérieur de son territoire.

L’entreprise pourrait également choisir d’ajouter un autre centre à son modèle opérationnel en localisant ces dirigeants au Panama pour des raisons liées à la communication, au transport, à la logistique et à la capacité de faire des affaires en dollars américains. Cet exemple montre comment la délocalisation à proximité, qui vise principalement à accroître la résilience, peut favoriser l’établissement de modèles polycentriques et susciter le besoin connexe de s’assurer que les futurs modèles fiscaux sont alignés sur ces modèles opérationnels distribués.


            Vue aérienne de conteneurs dans un port
(Chapter breaker)
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Chapitre 4

Pourquoi l’intervention gouvernementale augmente la demande à l’égard des produits LATTE

Les politiques commerciales et un engagement croissant à l’égard de la durabilité viennent aussi jouer un rôle dans la décision d’adopter un modèle polycentrique.

Le fait que les gouvernements sont récemment intervenus de plus en plus pour réguler les principes de libre-échange constitue un autre facteur qui accentue le besoin de diversifier les chaînes d’approvisionnement et les modèles opérationnels. Par exemple, dans les cas où la politique publique interdit l’exportation de technologies sensibles ou empêche les entreprises étrangères d’acquérir des entreprises nationales, les organisations ont dû diversifier leurs chaînes d’approvisionnement et modifier leurs modèles opérationnels pour demeurer concurrentielles. Cela a également favorisé l’adoption de modèles polycentriques.

Parmi les exemples récents, notons la stratégie industrielle « Fabriqué en Chine 2025 » (Made in China 2025) de Beijing, les décrets de l’administration Biden sur les chaînes d’approvisionnement américaines ainsi que l’évolution des relations commerciales entre le Royaume-Uni et l’Union européenne à la suite du Brexit.

La demande à l’égard de produits de consommation locaux, authentiques, traçables, transparents et éthiques (LATTE) est un autre facteur important du passage à un modèle d’entreprise polycentrique. Sur de nombreux plans, les marchandises LATTE sont aux antipodes des marchandises conçues et distribuées de façon conventionnelle par l’intermédiaire des modèles centralisés traditionnels à une entreprise principale.

Afin d’être concurrentielles à cet égard, les grandes entreprises ont besoin de personnel chevronné dans les bons marchés pour surveiller les tendances locales, documenter les préférences des consommateurs locaux, concevoir et adapter les produits appropriés, et valider la provenance des ingrédients utilisés dans le processus de production.

Peser les pour et les contre d’une approche polycentrique

Jusqu’à récemment, l’un des plus grands obstacles à l’adoption d’un modèle polycentrique était la peur que cela entraîne un taux d’imposition effectif beaucoup plus élevé. En raison du projet BEPS, de la réduction proposée de l’écart entre les taux d’imposition et de la prolifération des incitatifs visant le revenu tiré d’actifs incorporels dans les grands pays, la différence relative des coûts fiscaux s’est amoindrie et a même parfois été éliminée ou inversée.

L’inertie organisationnelle est une autre raison de ne pas envisager la décentralisation : le modèle centralisé est utile aux entreprises depuis longtemps, de sorte que de nombreux dirigeants, ainsi que de nombreux professionnels de la fiscalité et du commerce, le connaissent bien et s’y sentent à l’aise. Certaines juridictions ont adapté leur approche fiscale pour attirer les entreprises qui utilisent un modèle centralisé et ont établi un haut niveau de confiance et une forte perception de stabilité. Le changement découlant du projet BEPS est indirect et se fait sentir progressivement. Plutôt qu’une réduction de la fiabilité et de la stabilité des pays à faible fiscalité, le projet BEPS a entraîné une multiplication de « contre-incitatifs » venant miner les avantages d’une présence dans ces pays.  

Les incitatifs fiscaux dans d’autres juridictions qui pourraient favoriser une structure polycentrique peuvent sembler complexes en comparaison. On peut également craindre qu’un modèle polycentrique distribué soit plus complexe à administrer que le modèle actuel, même si des arrangements préalables en matière de prix de transfert multilatéraux peuvent éliminer cette complexité. Il est possible d’atténuer la complexité de l’administration en préparant les documents pertinents à l’appui de la structure polycentrique ou en concluant des arrangements préalables en matière de prix de transfert multilatéraux qui viendront encore simplifier le processus.

Pour dissiper toutes ces préoccupations, il suffit de réaliser une analyse coûts-avantages approfondie à l’égard de tous les processus d’affaires, de calculer les écarts au chapitre de la complexité et des coûts, puis de comparer ces écarts aux avantages, concrets ou non, d’une transition vers un modèle polycentrique.

Les modèles polycentriques aident les organisations à profiter d’un éventail d’avantages, notamment la possibilité de diversifier les chaînes d’approvisionnement et de valeur, de se rapprocher des clients et de puiser dans de nouveaux bassins riches en talents.

Résumé

Les modèles polycentriques aident les organisations à profiter d’un éventail d’avantages, notamment la possibilité de diversifier les chaînes d’approvisionnement et de valeur, de se rapprocher des clients et de puiser dans de nouveaux bassins riches en talents. Et vu l’adoption à venir d’un taux d’imposition minimum mondial, les modèles décentralisés sont aussi avantageux pour les équipes de fiscalité.

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Par Kelly Stals

Associée, Services de fiscalité internationale et transactionnelle (SFIT), Efficacité du modèle opérationnel (EMO), Ernst & Young LLP

Professionnelle expérimentée en matière d’EMO à l’échelle mondiale. Création de valeur à long terme. Conception, maintien et exploitation de modèles durables.