Introduction
Confrontés aux stéréotypes tenaces — coût élevé, rigidité face au changement, baisse de performance et retard en matière d’adoption technologique — les seniors en entreprise semblent souvent poussés vers la sortie plutôt qu'encouragés à poursuivre une carrière au sein des entreprises. Cette réalité est criante : en 2022, en France, seuls 36 % des 60-64 ans étaient en emploi¹. Pourtant, d’ici 2035, près de la moitié des Européens auront plus de 45 ans². En France, en 2040, un habitant sur quatre aura 65 ans ou plus³. Face au vieillissement de la population et à l’allongement de l’âge de départ à la retraite, il est désormais impératif d’agir. Alors que le gouvernement souhaite porter le taux d’emploi des plus de 60 ans à 65 % d'ici 2030⁴ et qu’un accord national interprofessionnel sur « le nouveau pacte de la vie au travail » se négocie actuellement, les entreprises ont plus que jamais un rôle central à jouer. En tant qu’actrices du changement social, elles ont la capacité à influencer positivement l'emploi des seniors, créant ainsi une société plus inclusive. En dressant un tableau de la situation des seniors aujourd’hui en France, il est important de mettre en lumière les opportunités pour les entreprises de se saisir pleinement de cette question.
I. Des défis structurels en matière d’emploi des salariés expérimentés
Dans un contexte d'allongement de l'espérance de vie et de vieillissement de la population, les seniors en France rencontrent d'importants obstacles structurels sur le marché du travail.
A) Un taux d’emploi inférieur à la moyenne européenne
En France, l'année 2023 marque un tournant démographique significatif, avec l'espérance de vie des hommes atteignant pour la première fois les 80 ans (85,7 ans pour les femmes)⁵. En 2022, l'espérance de vie en France dépassait même celle de l’Union Européenne (82,3 ans vs 80,7 ans)⁶. Cependant, cette longévité contraste avec un taux d'emploi des seniors en France qui reste bien en deçà de la moyenne européenne, surtout en comparaison avec l'Allemagne et la Suède :
- Taux d’emploi des 55 – 64 ans (2020) :
- France : 54 %
- UE : 60 %
- Allemagne : 72 %
- Suède : 77 %
- Taux d’emploi des 60 – 64 ans (2020)
- France : 33 %
- UE : 45%
- Allemagne : 61%
- Suède : 68%
Source : Activités des seniors et politiques d’emploi, Dares, 2021⁷
Le décalage entre l'emploi des seniors en France et la moyenne européenne peut être attribué à l'évolution historique des politiques publiques françaises. Depuis les années 1965 à 2000, des dispositifs de pré-retraite encouragés par l'État ont favorisé une sortie anticipée du marché du travail. Par exemple, l'allocation spéciale du fonds national de l'emploi (1963-2012) offrait une préretraite aux travailleurs de 60 ans licenciés dans des secteurs en restructuration. De son côté, l'allocation de remplacement pour l'emploi (1995-2003) permettait aux salariés de 58 ans de quitter leur poste, à condition que leur entreprise maintienne le volume global d'heures travaillées, souvent par de nouvelles embauches. Ces dispositifs, parmi d'autres, ont créé une culture de départ anticipé pour les seniors. Ce n'est qu'au tournant des années 2000 que l'orientation a changé, avec un nouvel objectif de maintien des seniors en emploi pour soutenir financièrement les régimes de retraite. Contrairement à la France, les pays nordiques comme la Suède ont adopté dès les années 1990 des réformes visant à stimuler l'emploi des seniors par la retraite partielle, la formation continue, et l'amélioration des conditions de travail. Ces politiques, couplées à des incitations pour les entreprises et des avantages fiscaux dans ces pays, ont contribué à des taux d'emploi plus élevés chez les seniors.
B) Des inégalités de genre très marquées
Les inégalités de genre se manifestent également dans l'emploi des seniors. En 2021, alors que 58% des hommes seniors étaient en emploi, seulement 54% des femmes l'étaient⁸. Cette différence est d'autant plus significative compte tenu de l'espérance de vie plus longue des femmes. En termes de retraite, on observe également un écart notable : en 2019, la pension moyenne nette pour les femmes de 65 ans ou plus était d'environ 981 euros par mois, contre 1 600 euros pour les hommes, soulignant un risque accru de précarité financière pour les femmes⁹. Cet écart s'explique par des carrières féminines historiquement plus hachées et moins rémunérées. Toutefois, avec l'amélioration des opportunités de carrière pour les femmes, les futures générations pourraient voir cet écart se réduire, à condition que l'égalité des genres continue de progresser dans le monde du travail. Cela implique qu'une politique d'inclusion des travailleurs plus âgés ne peut être envisagée sans une politique à long terme d'égalité entre les hommes et les femmes et une conciliation vie professionnelle – vie personnelle permettant de faire face aux contraintes de la vie. Selon Corinne Derboeuf, Directrice Diversité, Inclusion et QVTC chez Schneider Electric, « il est important et nécessaire aujourd’hui d’avoir une approche holistique de l’inclusion en entreprise afin de veiller à ce que des politiques vertueuses d’égalité des chances pour les uns ne génèrent pas de discrimination pour les autres. Chez Schneider Electric, sensibiliser chaque collaborateur à l’enjeu et la façon de développer un état d’esprit inclusif et bienveillant au travail fait partie des formations essentielles en 2024 ».
C) Des départs précoces de la vie active
Une caractéristique notable du marché du travail en France est la proportion élevée de départs précoces qui ne débouchent pas directement sur la retraite. En effet, entre 2004 et 2019, bien que 71% des fins de carrière aient été liées à un départ à la retraite ou aux dispositifs de préretraite, un pourcentage significatif de 29% représente des départs pour d'autres raisons¹\⁰. Parmi ceux-ci, 10% sont dus à des problèmes de santé, 4% au chômage, et 15% à d'autres formes d'inactivité (seniors ayant renoncé à la recherche d’un emploi ou indisponibles, par exemple parce qu’ils ont la charge d’un proche en situation de dépendance). Cette réalité met en évidence une tendance préoccupante : de nombreux seniors quittent leur activité professionnelle sans transition directe vers la retraite.
Cette tendance est particulièrement marquée chez les ouvriers peu qualifiés, où le taux de départ précoce atteint 46%, contre 21% chez les cadres, au cours de la période 2004-2019. Les conditions de travail difficiles, fréquentes dans les métiers manuels et de service, sont souvent à l'origine de cette situation. Elles augmentent le risque d'accidents du travail et de maladies professionnelles telles que les troubles musculosquelettiques, contribuant ainsi à ces départs anticipés.
D) Des difficultés à réintégrer le marché du travail
Après une perte d'emploi, la réintégration sur le marché du travail est particulièrement difficile pour les seniors. Moins de 15% des seniors de 59 ans et plus retrouvent un emploi après une période de chômage¹¹ alors que dans le même temps 15% sont également NER (ni emploi ni retraite). Cette situation est aggravée par le fait que certains épuisent leurs droits à l'indemnisation chômage avant de pouvoir prendre leur retraite, faute d'avoir atteint l'âge légal ou le nombre requis de trimestres de cotisation. Les conséquences sont multiples : perte d'employabilité, effets négatifs sur la santé, déclassement économique et social, paupérisation avec une baisse du niveau de retraite future, isolement social et détérioration de l'estime de soi.
Dans ce contexte, le rôle des entreprises pour maintenir l’emploi des seniors est primordial et implique de relever plusieurs défis.
II. Relever les défis de l’emploi senior en entreprise
Face à l'évolution démographique et l'allongement de la vie professionnelle, la gestion de l'emploi des seniors est essentielle pour les entreprises. Cela implique de relever plusieurs défis pour optimiser le potentiel des salariés expérimentés.
A) Maintien dans l’emploi :
D’après Jean-François Foucard, secrétaire confédéral CFE-CGC en charge des parcours professionnels et chef de fil de la négociation « Nouveau Pacte de la vie au travail », le premier challenge pour les entreprises est de « garder les personnes expérimentées en emploi (démarche préventive) plus que l'embauche (démarche curative) ». En réponse à cet impératif, des mesures peuvent être mises en œuvre pour favoriser le développement professionnel continu, l’emploi en bonne santé et le changement de regard sur l’âge. Voici quelques exemples de pratiques intéressantes :
- Etablir des objectifs en matière de formation des seniors :
- Dans l'objectif d'équité et de valorisation des compétences à tous les âges, ce type de mesure vise à s'assurer que les salariés seniors bénéficient des mêmes opportunités de formation que l'ensemble des collaborateurs.
- Par exemple, les Aéroports de la Côte d’Azur¹² réservent 5 % du budget pédagogique de formation aux salariés âgés de 57 ans et opèrent un contrôle pour s’assurer que le nombre d’heures moyen par salarié de 57 ans et plus est globalement équivalent au nombre d’heures moyen de formation par salarié de l’entreprise.
- Instaurer des entretiens de mi-carrière :
- Les entretiens de mi-carrière offrent aux salariés expérimentés un espace de réflexion sur leurs perspectives d'avenir, les opportunités de formation, et la planification de la seconde moitié de leur carrière.
- Chez Chanel¹³, cet entretien est obligatoire à partir de 45 ans. Au sein de l’Afpa¹⁴, à partir de 50 ans, l’entretien de mi-carrière permet non seulement d’explorer les possibilités de développement des compétences mais va au-delà en ouvrant d’autres options possibles comme l’apprentissage d’un nouveau métier, une mission de formateur interne, la participation à des projets transverses, le mentorat, le tutorat, etc. Cette approche diversifiée offre aux salariés expérimentés des alternatives aux progressions hiérarchiques classiques, ce qui est d'autant plus pertinent dans un environnement où, selon une enquête de l'IFOP, 57% des salariés ne sont pas intéressés par le management d’équipes¹⁵.
- Selon Corinne Derboeuf, Directrice Diversité, Inclusion et QVTC chez Schneider Electric, « répondre à la diversité des aspirations des seniors en leur offrant différentes perspectives de développement est essentiel et constitue un axe majeur de notre programme senior ».
- Préserver la santé au travail :
- Avec l’avancée en âge, il est essentiel d'adapter les mesures de prévention à l'usure professionnelle à chaque catégorie socio-professionnelle.
- Des mesures telles que les aménagements d’horaires proposés par les Aéroports de la Côte d’Azur¹⁶ ou la transition vers des postes moins contraignants chez Barilla¹⁷ soulignent l'importance de l'adaptabilité des conditions de travail. Chez Chanel¹⁸, la mise en place d'un suivi de santé régulier dès 50 ans et l'offre de temps partiel à 80% ou 90% dès 58 ans sont des exemples de bonnes pratiques pour maintenir les seniors dans l'emploi en bonne santé.
- Néanmoins, comme le rappelle Jean-François Foucard, secrétaire confédéral CFE-CGC en charge des parcours professionnels : « Il ne faut pas attendre que les seniors soient abîmés pour agir, la prévention doit être au cœur de la démarche des entreprises, en anticipant les risques et en adaptant le travail en amont pour assurer un maintien en bonne santé tout au long de la carrière. »
- Changer les mentalités et les comportements :
- Transformer la perception de l'âge en entreprise est fondamental. Pour cela, il est indispensable d'initier un changement culturel, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'organisation. Bien que ce soit un processus de longue haleine, les bénéfices sont indéniables pour lutter contre les stéréotypes et les biais inconscients liés à l'âge. Cela passe par des campagnes de sensibilisation, des formations pour accroître l’inclusion auprès des managers et des acteurs RH…
- L'exemple de la campagne d'AXA, "L'audace n'a pas d'âge"¹⁹, illustre efficacement cette démarche de changement culturel. Cette initiative se concentre sur la valorisation des compétences et de l’expertise des salariés seniors, en s'attaquant aux stéréotypes liés à l'âge. Avec des slogans puissants, elle transmet le message que l'âge ne devrait pas être un frein à l'emploi, la formation, ou la reconversion. Cette campagne, qui a valu à AXA un prix de diversité²⁰, a démontré comment une entreprise peut influencer positivement la perception de l'âge, tant en interne qu'en externe.
Si créer les conditions pour maintenir les seniors en emploi est essentiel, il est tout aussi crucial de pouvoir les attirer et les intégrer, en s'attaquant aux défis du recrutement et de l'intégration dans l'entreprise.
B) Recrutement et intégration :
Selon une étude de l'IFOP réalisée en 2023, l'attractivité perçue des salariés décline avec l'âge : elle est au plus haut pour les 26-30 ans et diminue considérablement à 50 ans²¹. De manière frappante, 64% des répondants considèrent le fait d’avoir plus de 50 ans comme un désavantage majeur lors de l'embauche, un obstacle jugé plus important que le handicap, l’origine ethnique et le genre²². Ce constat se traduit par une réalité difficile pour les seniors qui ont trois fois moins de chances de passer le tri de CV que les candidats plus jeunes²³. Cette difficulté est renforcée par « l’effet horizon », où la proximité de la retraite affecte négativement leurs perspectives d’embauche. Les préjugés exacerbent ce phénomène, semant le doute sur la capacité des seniors à s'intégrer à la culture d'entreprise, à faire preuve d'agilité et d'énergie transformative. Pour contrer cette tendance, il est crucial pour les entreprises de lutter contre les stéréotypes liés à l’âge par exemple par des campagnes de sensibilisation (cf. exemple d’AXA cité plus haut).
De plus, des mesures dites de contraintes peuvent être mises en œuvre, comme l'instauration de quotas en matière de recrutement. Par exemple, chez Alstom Transports²⁴, un engagement est pris pour un taux d’embauche de seniors de plus de 55 ans de 2 % et une représentation des seniors à hauteur de 15 % des effectifs. Par exception, le taux d’embauche peut ne pas être respecté sur les établissements où la pyramide des âges est inversée. En effet, une telle politique doit être mise en place après une analyse minutieuse de la pyramide des âges de l'entreprise pour garantir son efficacité et son équité, assurant ainsi que les mesures prises correspondent aux besoins et à la structure démographique de l'organisation.
En complément des stratégies pour intégrer, engager et maintenir les seniors actifs dans l'entreprise, il est tout aussi crucial de se pencher sur la conservation et le transfert de leur expertise précieuse.